Homère et la Naissance de la Littérature

« L’Avant-mémoire est en papier »  écrivait le grand psychiatre Jean Delay[1], lorsque, retraité, il se lança dans la recherche des origines de sa famille. La mémoire de l’homme, selon lui, s’arrête aux grand-parents. Au delà, il faut avoir recours à l’écrit. Si l’on se réfère aux sociétés historiques, leur passé est en effet accessible par l’écriture donc par le papier, la tablette ou le papyrus, mais pour les Grecs des siècles obscurs (XIIè – VIIIè av. JC.), qui avaient perdu l’écriture lors des grandes destructions qui entraînèrent la chute de la civilisation mycénienne vers 1200 av. JC., comment faisait-on?

On faisait  « par la bouche et par l’oreille » comme l’écrit joliment Marcel Detienne[2].

Tous les récits fondateurs des grandes civilisations ont été transmis de bouche à oreille pendant des siècles, avant d’être fixés par écrit dans la forme sous laquelle elles sont parvenues jusqu’à nous, écrit Mircea Eliade[3]. C’est le cas de l’Iliade et de l’Odyssée, mais aussi de l’Enuma Elish, de l’ Epopée de Gilgamesh, de la Bhâgavâd Gita, des Védas, etc. La littérature orale définissait ainsi la condition humaine, mélangée qu’elle était des aventures des hommes et des interventions parfois intempestives de mille divinités capricieuses ou de démons malins. Avant l’écriture, pendant des siècles,  du temps où les gens n’avaient pas encore la chance d’avoir la télévision, générations après générations journées et soirées se passaient à écouter et réécouter les contes et les traditions, les épopées et les mythe fondateurs, les proverbes des sages et les citations des poètes, qui contenaient « tout le suc du monde », écrit Raymond Schwab[4]. Ces récits, grands et petits, se transmettaient par le chant  des aèdes.

Qui étaient les aèdes, ces poètes chantants?

Les aèdes étaient les interprètes de Mnémosyne. Mnémosyne était la déesse de la mémoire. Elle avait eu de Zeus à la progéniture innombrable neuf filles, fruit de neuf nuits d’amour, les Muses, auxquelles elle avait transmis sa science, celle de l’avenir et du passé, car seules les Muses savaient « ce qui est, ce qui sera, et ce qui a été ». Dans la Grèce archaïque, tout récit du passé commençait par une invocation aux Muses. « Chante, déesse, la colère d’Achille » s’écrie Homère au début de l’Iliade, et Hésiode, au début de sa Théogonie: « Muses habitantes de l’Olympe, révélez-moi l’origine du monde et remontez jusqu’au premier de tous les êtres ». Si l’aède en était l’interprète, c’était la déesse qui parlait par sa bouche : « Ce n’est pas, sache-le, par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède, que tous les poètes épiques (…) composent ces beaux poèmes (…), puisant à des sources d’où coule le miel, butinant sur certains jardins et bocages des Muses, (…) c’est la Divinité elle même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix » (Platon)[5]. Ceci donnait à ces récits un caractère sacré, et toute littérature a son origine dans le sacré.

Ces récits innombrables ont commencé par être chantés par les aèdes, dont Homère est le plus illustre, et qu’il a mis en scène dans le personnage de Démodocos dans le chant VIII de l’Odyssée. Ils constituèrent ainsi au fil des « siècles obscurs » un immense héritage littéraire, le fonds de toute la littérature qui a suivi. Car lorsque l’écriture réapparut au VIIIè siècle quand les grecs adoptèrent l’alphabet phénicien, toujours en usage aujourd’hui, des rhapsodes (du grec ῥαψῳδός, du verbe ῥάπτο: coudre) « cousurent » des épisodes les uns avec les autres jusqu’à former de longs récits pleins de magie et de merveilleux, les épopées (ἐποποιἰα de ἒπος vers épique), premiers textes écrits. C’est ainsi qu’Homère composa son épopée, et c’est ainsi que naquit la littérature.

Dans son beau livre sur la tragédie d’Hector Nature and Culture in the Iliad,[6] James Redfield analyse les caractéristiques littéraires, si on peut dire, du chant des aèdes. Il souligne la distance, the epic distance, qui sépare le monde des évènements héroïques de l’épopée de celui de ses auditeurs. Le monde de l’épopée est un monde héroïque distinct du monde ordinaire où vivent « les gens ». Ses héros fréquentent les dieux, se battent avec des fleuves qui parlent, des monstres, des géants. Leurs chevaux les pleurent lorsqu’ils sont tués. La mère d’Achille est une déesse marine qui surgit des flots pour venir le consoler de la mort de Patrocle. C’est un monde de magie, détaché de la vie ordinaire, qui enchante son public, et c’est une de ses fonctions essentielles.

Peut-on considérer l’épopée comme comportant des aspects historiques ? Si elle ne raconte pas le passé, écrit Redfield, l’épopée raconte des histoires qui appartiennent au passé. Un passé qui n’est pas notre temps historique mais un passé mythique, le temps d’in illo tempore, d’il était une fois, le temps de l’avant-mémoire (sans papier). Mais l’art du poète a pour vertu de transformer le mythe en lui attribuant une sorte d’immortalité, poursuit Redfield, une vérité d’un ordre supérieur, une vérité fondatrice, comme par exemple les mythes de la fondation de Thèbes, la guerre de Troie et le retour d’Ulysse. C’est pourquoi l’épopée a longtemps joué un rôle de «  grande histoire »  avant l’histoire proprement dite, au Vè siècle, avec Hérodote et Thucydide. Bien plus tard, Aristote, qui a tout dit, écrivit : «  la poésie (l’épopée) est plus philosophique et plus sérieuse que l’histoire, car elle parle de l’universel, et l’histoire du particulier »[7]. Sa « vérité » est d’un autre ordre.

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                Dante Homère et Virgile. Raphael. Détail de la fresque du Parnasse.

La première épopée est celle d’Homère. D’Homère, à vrai dire, on ne sait pas grand’chose. C’est la fameuse Question Homérique qui a occupé les hellénistes pendant des siècles. Il serait né en Asie Mineure, peut-être à Smyrne, où je suis moi même née, peut-être à Chios, l’île grecque derrière  laquelle le soleil se couche lorsqu’on est à Çesme où j’ai passé tous les étés de mon enfance, mais peut-être pas, même si Pindare, le grand poète du Vè siècle, l’appelle « l’homme de Smyrne et de Chios ». Il aurait été aveugle, car les aèdes étaient aveugles dit-on, parce qu’être privé de la vue augmenterait les capacités de la mémoire et permettrait de percevoir  les temps inaccessibles soufflés par Mnémosyne. Mais peut-être pas. On ne sait pas s’il est vraiment l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, ou si l’Odyssée, écrite longtemps après l’Iliade, serait l’oeuvre d’un autre poète. On ne sait même pas s’il a vraiment existé. Barbara Cassin le désigne comme le « géométral de tous les poètes » et son oeuvre comme « une suite de transmissions orales dont Homère est le nom … un monde poétique ». A notre époque de féminisme frénétique, il y en a même certain(e)s, vue l’importance des personnages féminins dans son oeuvre, qui ont pû suggérer qu’ Homère était peut-être une femme … Pourquoi pas. On ne sait pas davantage si la guerre de Troie a vraiment eu lieu.

Mais qu’importe ? Qu’il ait existé ou non un poète nommé Homère, on ne peut s’empêcher de chérir l’image et la mémoire de cette figure mythique, réelle ou non, dont les poèmes nous ravissent et nous émeuvent depuis plus de trente siècles. Les Anciens, eux, n’ont jamais douté de son existence ni du fait qu’il est bien l’auteur des deux poèmes. Fions-nous à Bernard Berenson, l’historien de l’art, qui écrivit en 1957 « All my life I have been reading about Homer, philological, historical, archaeological, geographical, etc. Now I want to read him as pure art only, as commensurate with the heart and mind while humanity retains both”[8], et, comme Marcel Conche, « lisons l’Iliade telle qu’elle se présente, c’est-à-dire telle à peu près qu’elle se présentait à Sophocle ou à Platon », et au public grec.

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                                      Homère récitant ses poèmes. Jourdy.

[1] J. Delay Avant Mémoire. Folio, Gallimard

[2] M. Detienne L’invention de la Mythologie. Tel, Gallimard 1981 p.51

[3] M. Eliade Littérature orale. Histoire des littératures. Encyclopédie de La Pléiade. Gallimard 1955

[4] R. Schwab Domaine OrientalIbid.

[5] Platon Ion 534a Œuvres Complètes Vol.1 Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard 1950. Trad. Léon Robin p.62

[6] J.Redfield Nature and Culture in the Iliad. Duke University Press 1994

[7] Aristote Poétique 9.1451b. Tel, Gallimard 1996. Trad. Ph. Beck, p.94

[8] M.Finley The World of Odysseus. New York Review Books 1982, p.147

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