La parole ou l’écriture : le Mythe de Theuth ou la Réminiscence

Car en fin de compte, chercher et apprendre ne sont au total qu’une remémoration.

Platon

Dans le dialogue de Phèdre Platon aborde notamment le problème de la valeur de l’écriture par rapport à celle de la parole pour amener les hommes à la connaissance vraie. Il se sert pour cela d’un mythe car souvent, et bien qu’il les qualifiât de contes de bonne femme, lorsqu’il voulait faire passer un message particulier, ou difficile, Platon se servait de l’allégorie du mythe, auquel il attribuait une force persuasive plus importante que celle de la seule raison, et une compréhension plus facile des questions philosophiques.

Il s’agit ici du mythe de Theuth.

Platon emprunte ici à la mythologie égyptienne. Il y avait à Hermopolis un dieu nommé Thoth, que Platon appelle Theuth. Ce dieu avait pour emblème l’ibis, et entant qu’ibis, il couva l’oeuf dont sortit l’univers. Mais il était aussi le dieu de l’Intelligence et du Verbe divin, et il inventa l’écriture. Muni de cette invention au grand avenir, Theuth se rendit devant Thamous ou Ammon, le Dieu-Roi des Thébains, son père. Il lui présenta son travail et lui enjoignit d’en faire profiter son peuple car « Voici, ô Roi, le savoir qui fournira aux Egyptiens plus de science et plus de mémoire, car du défaut de science et de mémoire le remède a enfin été trouvé ».

Contre toute attente, Ammon répondit : « Ô Theuth, découvreur d’arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est, d’apprécier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir (…)  Toi, en ta qualité de père des lettres et de l’écriture, tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir qui est le contraire de celui qu’il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; parce que confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, et non point dedans, grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir ; ce n’est donc pas pour la mémoire, mais plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède »[1].

Car pour Platon, la véritable connaissance est celle «de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d’un Dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle et qu’à présent nous appelons ‘être’. »[2]

Le dieu Thot à la tête d’Ibis

Quelles sont ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, qui seules ont une existence réelle et sont l’objet de la connaissance véritable ? Et comment pouvons-nous, nous qui ne cheminons guère dans l’espace avec les dieux, nous en ressouvenir ? Car « pour se ressouvenir de quelque chose, il faut bien qu’auparavant, à un moment quelconque, on l’ait su ! »

Comment l’aurait-on su ?  

Pour comprendre la profondeur du message du mythe de Teuth, il nous faut nous pencher sur la signification de l’âme pour Platon, sur laquelle il a bâti sa théorie de la Connaissance.

L’Âme de Platon

« Les mythes de Platon sont les mythes de l’âme ».[3]

Au-dessus du monde sensible, dans lequel nous évoluons, Platon voit un monde éternel, qui n’a ni début ni fin, celui de l’Etre dont notre monde sublunaire tire son existence. Dans ce monde immuable, situé au-dessus de la voûte céleste, résident les Idées (ιδέα), ou Formes intelligibles (νοούμενα) qui sont les archétypes du monde des humains. Pour Platon, la réalité de notre monde est composée de la totalité des Idées, et tout phénomène existant dans ce bas monde aspire à devenir ce qui est son Idée correspondante, c’est-à-dire parfait. Ces Idées, qui résident hors du monde, ne sont pas accessible par les sens, mais seulement par l’intellect [4].

C’est ici qu’intervient l’âme (ψυχή).

L’âme est l’élément central de la métaphysique platonicienne. C’est un sujet immense qui n’est ici qu’effleuré. Platon s’est inspiré de la doctrine d’Orphée et de Pythagore qui voulaient que l’âme soit immortelle et qu’elle se réincarne après la mort de son hôte dans un autre hôte qu’elle vient animer, pas nécessairement un humain. C’est la théorie de la palingénésie ou naissances successives des âmes, également appelée métempsycose. On raconte qu’un jour Pythagore s’est opposé à ce qu’on batte un chien qui aboyait trop parce que ç’aurait pû être son grand-père …

Platon voit dans l’âme le principe de la vie et du mouvement (κινμσις), car il n’y a pas de vie sans mouvement. Comme tout principe ou commencement (ἀρχή), l’âme est inengendrée (ἀγένητον) et se meut elle-même. Selon Aristote, l’âme est « le moteur par excellence »[5]. En outre, l’âme de Platon est immortelle car ce qui se meut soi-même est éternel (άδεικίνητον ἀθάνατον).  En effet, si l’âme venait à disparaître, tout mouvement s’arrêterait et avec lui le monde, et « ce serait un affaissement du ciel tout entier »,[6] « le ciel et la terre se confondraient »[7], ramenant l’univers à son état premier, la confusion des éléments et le chaos, hantise des Anciens. Donc, puisque qu’il est impossible que le mouvement de l’univers s’arrête, l’âme, qui en est le principe et le moteur, est nécessairement immortelle et dans un mouvement perpétuel.

Dans le Phèdre, Platon a représenté l’âme comme un attelage de deux chevaux, un blanc, l’autre noir, menés par un cocher, l’un et l’autre soutenus par des ailes. C’est ce qu’on a appelé la Tripartition de l’âme. Le cocher représente la raison, (νοῦς), le cheval blanc les passions nobles, le noir les passions tristes. C’est à nous de savoir maintenir l’équipage, c’est-à-dire notre âme ou nous-mêmes, en harmonie.

Or lorsque les attelages sont conduits par un dieu, ils sont faciles à diriger car les deux chevaux avancent d’un pas harmonieux. Mais « chez nous » les mortels, il y a du mélange. Si l’un des chevaux, le blanc, est beau et bon, de même que sa composition, l’autre peut être  » une bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme est contraire sa nature » .[8] Ils entrent en conflit car le cheval blanc aspire à monter vers la voûte céleste mais le second cheval, expression des parties basses de l’âme, tire l’attelage vers la Terre et ses plaisirs, manquant à tout moment de renverser l’équipage, et rendant difficile, pour nous autres mortels, la conduite de l’attelage vers la contemplation des Idées.

Comment l’âme vient-elle à habiter un mortel ?

L’attelage, on l’a dit, est ailé. Les ailes des âmes se nourrissent des vertus de l’attelage qu’elles conduisent. Celles qui conduisent un attelage harmonieux, amoureux de la vertu, sont en parfaite condition, et voyagent aisément dans la totalité de l’univers. Par contre, un attelage conflictuel, « compagnon de la démesure et de la vantardise », tire son chariot vers la terre, perd ses plumes, et les âmes, déplumées, « sont précipitées dans le vide jusqu’à ce qu’elles puissent se saisir de quelque chose de solide », un corps humain par exemple, et, « une fois qu’elles y ont installé leur résidence, c’est à cet ensemble formé d’une âme et d’un corps (…) qu’on a donné le nom de vivant, c’est lui qui possède l’épithète de mortel »[9]. Cette « chute dans la naissance », écrit Rohde [10] est la punition de l’âme pour avoir désiré les plaisirs de la terre.

Mais comment l’âme parvient-elle à connaître l’Intelligible ?

Le voyage vers l’Absolu

Lorsque les dieux s’adonnent à leur plaisir favori qui est d’aller festoyer dans un banquet, ils montent dans leurs chars ailés, et s’élancent vers la voûte étoilée qui recouvre le monde, un lieu « que nul poète parmi ceux d’ici-bas n’a encore honoré d’un hymne et jamais ne le fera car aucune poésie ne se révèlera capable de rendre la beauté du monde idéal »[11]. Les âmes immortelles les suivent dans une procession céleste. Lorsqu’elles parviennent au contact du toit du monde, elles le traversent et s’avancent au-delà, là où il n’y a plus rien, et, ainsi dressées dans le néant, entraînées par la révolution circulaire de l’univers, elles contemplent « les réalités qui sont extérieures au Ciel … »[12], « qui ont une forme immuable, qui ne naissent ni ne périssent, qui n’admettent en elles-mêmes aucun élément étranger, qui ne se transforment jamais en autre chose, qui ne sont perceptibles ni par la vue ni par un autre sens, qui ne se donnent qu’à l’intellect seul »[13], à savoir les Idées ou Formes Intelligibles.

Karl Reinhardt décrit cette contemplation : « l’âme se nourrit de la contemplation de la vérité et en jouit jusqu’à ce que la révolution accomplisse son cycle. Pendant ce temps elle voit la Justice en soi, la Prudence, la Connaissance, non pas celle qui est entachée de devenir, ou qui change quand elle s’applique à ce qui change (…) mais la connaissance au sein de l’Essence qui déploie son être »[14], immuable.

Et c’est dans la réminiscence de cette contemplation divine que réside la Connaissance vraie, « une remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d’un dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle. »[15]

La Réminiscence (ἀνάμνησις)

Mais une fois retombées dans un « corps fait de terre », les âmes sont contaminées par « les maux et les désirs qui affectent le corps », et elles peuvent oublier cette vision ineffable. Or les hommes doivent s’en ressouvenir s’ils veulent atteindre la Vérité. Cette vérité se trouve à l’intérieur de nous, dans notre âme, et non à l’extérieur, dans des écritures, ces « empreintes étrangères qui viennent du dehors et non du dedans ». « C’est vraiment méconnaître l’oracle d’Ammon que de croire que des paroles écrites ont plus de prix que l’acte, pour celui qui connaît la question dont traite l’écrit, de se ressouvenir de ce qu’il sait. »[16]Ce n’est que par la parole, par la dialectique socratique, par « le questionnement du philosophe qui connaît la nature de l’âme, du Tout dans lequel elle vit, qui sait à quelles âmes il s’adresse et comment les questionner … qu’ils peuvent parvenir, à l’intérieur de soi, à appréhender les vérités enfouies et oubliées» .

Socrate était fils de sage-femme, et il se prévalait d‘exercer lui aussi l’art de sa mère. A ceci près que ses patients étaient des hommes, et que c’était à l’enfantement de leurs âmes, et non de leurs corps, qu’il travaillait. Socrate ne produisait rien lui-même puisque, comme il le répétait souvent, il ne savait rien. Mais c’est merveille, disait-il, de voir tout ce que découvrent les jeunes gens dont il accouchait les âmes grâce à ses questions, car il était clair que « de moi ils n‘ont jamais rien appris, mais que c’est de leur propre fonds qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées »[17]. Et puisque « la nature tout entière est d’une même famille, et que tout sans exception a été appris par l’âme » au cours de ses multiples vies, « rien n’empêche que, nous ressouvenant d’une seule chose, … nous retrouvions aussi tout le reste » parce que, « en fin de compte, chercher et apprendre ne sont, en leur entier, qu’une remémoration ».[18] 

On se croirait allongé sur le divan de Freud, à Vienne, car c’est bien à la réminiscence que s’adressent les psychanalystes pour nous délivrer des maux qui hantent nos vies et dont les causes sont souvent à rechercher dans les ténèbres profondes de l’inconscient, notre âme moderne. En effet, « la réminiscence permet à l’homme de remonter à une cause première capable de le reconduire à son origine perdue. L’anamnèse est une anabase[19], une remontée, un mouvement régressif par le logos » écrit le philosophe Jean Bernard Paturet.[20]

 »

Freud, le « Socrate » du XXè siècle

Theuth apporte ainsi à Ammon un remède, un pharmakon (φάρμακον), écrit Derrida, qui permettra d’après lui de remédier à l’oubli. Mais Ammon, c’est à dire Platon, n’aime pas les pharmaka. Ils produisent souvent l’effet inverse de celui qui est attendu, et l’écriture, cette empreinte étrangère qui vient du dehors et non du dedans, « sous prétexte de suppléer la mémoire, (…) rend encore plus oublieux. Comme les tableaux elle est muette, et quelle que soit la question qu’on lui pose, elle a toujours la même réponse. Loin d’accroître le savoir, elle le réduit », car confiants dans les écritures, les hommes cesseront d’exercer leur mémoire comme le prescrit Pythagore, et perdront ainsi l’accès à la « vraie science », soit la connaissance de l’Intelligible.

Parole et Mémoire

Il faut dire ici un mot sur l’importance de la parole dans la Grèce archaïque.

Dans la très longue période qu’on a appelé les siècles obscurs quand, après les grandes destructions de la fin du IIè millénaire par les « peuples de la mer », l’écriture disparut de la Grèce, il y régna « une extraordinaire prééminence de la parole » . Du XIIè au VIIIè siècle la civilisation de la Grèce archaïque et son histoire furent fondées exclusivement sur la parole.

Marcel Detienne distingue deux niveaux de parole : une « parole-dialogue », à finalité disons pratique, et une parole « magico-religieuse », la parole mystique[22]. C’est à celle-ci que se réfère Ammon. C’était la parole des aèdes, par l’intermédiaire desquels s’exprimaient les dieux. Cette parole était nourrie par la mémoire, dont les Grecs avaient fait une divinité, Mnémosyne (Μνημοσύνη), autour de laquelle et de ses neuf filles les Muses, s’était constituée « une vaste mythologie de la réminiscence » . C’était une mémoire sacralisée qui véhiculait, à travers la parole de la déesse chantée par les aèdes, les mythes d’émergence, les dieux, le passé et les légendes qui, comme la guerre de Troie, le retour d’Ulysse, la fondation de Thèbes, et d’autres, fondaient l’existence et l’identité des Grecs, et à laquelle Platon attribue aussi le pouvoir de nous remémorer notre âme. C’est des récits de cette parole que les grands tragiques du Vè siècle s’inspireront.

La parole, donc la mémoire, jetait ainsi « un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil », et l’âme qui se hasarderait à boire sans mesure à l’eau du fleuve Amelès (Αμελές), le fleuve dont aucun récipient ne peut retenir l’eau qui fuit, « oublie tout de ses vies antérieures, car devenue amoureuse du devenir, elle cesse d’évoquer les principes immuables et les oublie » . Mais pour conserver le souvenir de la vision ineffable aperçue de l’autre côté de la voûte céleste, il était essentiel d’exercer sa mémoire, comme l’exigeait l’enseignement de Pythagore. C’est cette mémoire magico-religieuse que Platon craint de voir disparaître avec le recours à l’écriture, qui n’offre qu’un « savoir mort et rigide enfermé dans les livres ».

Nous qui avons relégué notre mémoire dans des « nuages » électroniques et qui avons depuis longtemps perdu notre âme, dissolvons notre humanité dans ces technologies toujours plus sophistiquées, présentées elles aussi comme des pharmaka, et qui, extérieures à nous-mêmes mais toujours plus invasives, au lieu de nous libérer nous asservissent.

C’est à la mémoire de son maître bien aimé Socrate que Platon dédie cet éloge de la parole et « le plus beau des mémoriaux : des dialogues écrits dans lesquels cette parole unique serait désormais enchâssée, en quelque sorte comme la voix vivante, par-delà la mort, de celui qui n’avait jamais écrit »[23]. Comme le Bouddha, comme Jésus.


 

[1] Platon. Phèdre. Œuvres complètes. Vol.II. Bibliothèque de La Pléiade, Editions Gallimard. 274 c,d,e – 275 a

[2] Ibid 274 e – 275 a

[3] K. Reinhardt. Les mythes de Platon. Bibliothèque de philosophie. NRF. Gallimard. p.

[4] E. Rohde. Psyché. Les Belles Lettres. Coll. Encre marine. pp.529-30

[5] Aristote. De l’âme, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, livre I,2,404b

[6] Phèdre op.cit. 245e

[7] Ibid. note 3

[8] Ibid. 246 a,b

[9] Phèdre

[10] E.Rohde. Psyché. Op.cit. p.531.

[11] Phèdre 247c

[12] Ibid. 247

[13] Timée 52 a

[14] K. Reinhardt. Les mythes de Platon.  Bibliothèque de philosophie. NRF. Gallimard. p.98

[15] Phèdre 249 c

[16] Phèdre 275 d

[17]Théétète 150 b,c,d

[18] Ménon 81 c,d

[19] L’anabase est une montée, généralement vers le ciel, la catabase une descente, généralement vers les enfers.

[20] JB Paturet. Platon, Freud et la question de la réminiscence. Dans La psychanalyse à coups de marteau. Cairn. pp.114 – 127

[21] Vernant JP.

[22] M. Detienne. Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. Le Livre de Poche.

[23] B. Sichère. Aristote au soleil de l’Etre. CNRS éditions.

Les Origines de la Guerre de Troie: Le jugement de Pâris.

Yourcenar

Introduction

Les origines de la guerre de Troie ne figurent pas dans l’Iliade. Homère n’y raconte que les quelques jours à la fin de la guerre, où se déroulèrent les évènements tragiques liés à la colère d’Achille, lorsqu’Agamemnon lui vola Briséis, la belle esclave qui faisait partie de son butin. On en trouve le récit dans le poème épique des Κυπρίαϛ (Kyprias) ou Chants Cypriens attribués à Stasinos de Chypre au VIIè siècle av. JC.

A l’origine se trouve un problème toujours très actuel, la surpopulation. La grande Gaïa, la Mère du monde, se plaint à son petit fils Zeus d’être écrasée par le trop grand nombre des humains qui se pressent sur son sol, tout comme notre Terre aujourd’hui. Ce n’est pas la première fois que Gaïa se plaint ainsi, car dès l’origine du monde elle avait été asphyxiée par le nombre de ses enfants qu’Ouranos, son fils-époux, après les avoir engendrés, maintenait enfoncés dans son ventre de peur qu’après leur naissance ils ne le renversent, peur éternelle que l’on retrouve chez de nombreux pères divins, sauf le nôtre.

Il fallait donc réduire drastiquement le nombre des humains.

Pour y parvenir Zeus pense à la guerre. Il suscite celle des Sept contre Thèbes[1] mais les morts n’y sont pas en nombre suffisant. Il imagine alors une longue guerre de dix ans dont les morts et les destructions seraient terribles. Il suscite pour cela deux unions, le mariage de Pélée avec la nymphe Thétis qui donnera le jour à Achille, et s’unit lui même, sous la forme d’un cygne, à Léda, qui sera la mère d’Hélène, mettant ainsi en scène deux des dramatis personae de la célèbre guerre de Troie.

Mais qui seraient les combattants?

D’abord ceux que nous appelons les Grecs. Le mot de «  grec » n’est jamais prononcé dans l’Iliade car la Grèce en tant que telle n’existait pas encore. L’expédition punitive venue d’Argos à Troie pour récupérer la belle Hélène enlevée par Pâris était composée de Mycéniens. La grande civilisation Mycénienne avait régné sur la Grèce depuis la fin de l’Age de Bronze jusqu’à 1200 av. JC, date à laquelle elle fut détruite par des envahisseurs dits « Peuples de la mer. » Agamemnon, le chef de l’expédition, était roi de Mycènes et son frère Ménélas, le mari trompé, roi de Sparte. Dans l’Iliade, les « grecs » sont désignés par le nom d’ AchéensDanaens, ou Argiens.

Les Troyens, quant’à eux, désignés par leur nom, étaient des Asiatiques. Troie était située – et ses ruines le sont toujours – sur un promontoire de la côte nord-ouest de la Turquie surplombant le détroit des Dardanelles, l’Hellespont des Grecs, alors dans l’empire Hittite. Troie était une grande ville riche et florissante. Son roi était Priam. Pour les besoins du récit, bien que « barbares », les Troyens parlent la même langue que les Grecs et adorent les mêmes dieux.

Pâris

L’histoire commence donc le jour du mariage de la divine Thétis avec un mortel, Pélée, roi de Phthie. Thétis est une déesse d’ascendance marine. Par son père d’abord, Nérée, dit le « Vieux de la Mer », qui rend la justice et ne dit jamais que la Vérité. Par sa mère, Thétis descend d’Okéanos, l’océan primordial dont Homère avait fait le père des dieux. Marine et ondoyante, Thétis est, « comme l’eau, toute fluidité », écrit JP Vernant. Elle possède un don inépuisable de métamorphose et peut prendre toutes les formes. Elle est d’une grande beauté et deux dieux, non des moindres, en sont amoureux, Zeus et son frère Poséidon. Tous deux veulent l’épouser, mais un terrible secret pèse sur cette éventuelle union, un secret dont seul Prométhée, le Titan rebelle enchaîné à son rocher pour avoir donné le feu divin aux hommes, a connaissance. Si un dieu épousait Thétis, le fils qui naîtrait de cette union commettrait contre son père un crime de la même nature que celui que commirent les premiers dieux contre le leur, la terrible guerre entre les générations divines à laquelle Zeus venait de mettre un terme, se poursuivrait toujours et l’ordre du Cosmos en serait définitivement compromis.

Prométhée gardait précieusement son secret comme monnaie d’échange pour sa délivrance. Il le révèle à Zeus. Il renonce à épouser Thétis, et Hercule libère Prométhée de ses chaînes et de ses souffrances, qui avaient duré, dit-on, trente ans. Thétis épousera donc un mortel. Ce sera Pélée.

Mais Thétis ne veut pas de ce mariage. Epouser un mortel est pour cette déesse une insupportable mésalliance. Elle ne s’y fera jamais. Elle quittera Pélée douze jours après avoir mis au monde Achille.

Lorsque Pélée veut l’attirer à lui, elle se transforme, ondoyante, en toutes les figures possibles et échappe constamment à cette étreinte dont elle ne veut pas. Mais Pélée est prévenu. On lui a dit qu’avec ces créatures à métamorphoses, la seule chose à faire est de les saisir en une prise étroite en les encerclant des deux bras, les mains fermement soudées, sans les lâcher jusqu’à ce que leur répertoire, qui n’est pas illimité, s’épuise. Ce qui arriva.

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Pélée se saisit de Thétis – Vase grec

Le mariage de Thétis et Pélée se célébra sur le mont Pélion, où les dieux aimaient se rendre en été. Ce fut une grande fête, tous les dieux furent conviés et tous apportèrent des cadeaux. Les Muses, filles de Zeus et de Mnémosyne, chantèrent l’épithalame. Pélée reçut une armure forgée par Héphaïstos, le dieu forgeron, et Zeus lui offrit deux chevaux merveilleux, Balios et Xanthos, qui volent avec le vent, parlent, et sont immortels. Lorsque Patrocle affrontera Hector dans son ultime combat, Achille lui prêtera ces deux chevaux qu’il avait hérités de son père. Et lorsqu’il succombe sous les coups d’Hector, les deux chevaux, dans une scène bouleversante, le pleurent. « Des larmes brûlantes coulent de leurs yeux à terre, tandis qu’ils se lamentent dans le regret de leur cocher, et elles vont souillant l’abondante crinière qui vient d’échapper au collier et retombe le long du joug, des deux côtés »[3].

Cependant les dieux chantent, dansent, et se repaissent du merveilleux banquet de mariage dans une joyeuse ambiance lorsqu’apparaît soudain un personnage qu’on n’attendait pas. C’est Eris, la discorde, la jalousie, la haine, Eris, fille de Nuit, elle même fille de Chaos qui engendra tous les éléments maléfiques du monde. Eris n’était pas invitée, mais elle s’avance néanmoins, et jette au milieu de l’amoncellement des cadeaux une magnifique pomme d’or, gage d’amour. Sur cette pomme est gravée une phrase : « A la plus belle ».

Et c’est ici que tout commence, comme au paradis terrestre, avec une pomme.

Sont présentes à la noce trois grandes déesses : Athéna, déesse de l’intelligence, la fille de Zeus qui avait avalé sa mère et dont il accoucha lui même par la tête; Héra, son épouse principale et déesse du foyer, et Aphrodite, qu’on ne présente plus. Chacune estime que c’est elle la plus belle, et que c’est à elle que doit revenir la pomme. Laquelle choisir ? Et qui doit faire ce choix ? On pense bien sûr au roi des dieux, à Zeus. Mais Zeus ne veut pas, car il mécontenterait nécessairement deux des déesses. Alors comme souvent, comme chaque fois qu’un problème embarrasse les dieux, ils  se défaussent sur les hommes. « Là encore les dieux vont faire glisser vers les hommes la responsabilité de décisions qu’ils se refusent à assumer, comme ils leur ont destiné des malheurs ou des destins funestes dont ils ne voulaient pas pour eux-mêmes » (JP Vernant). C’est donc un homme qui fera ce choix.

Mais lequel ?

Sur ordre de Zeus, Hermès emmène les trois déesses sur le mont Ida pour faire leur marché. Sur les pentes arides et dures de ce mont, où paissent de nombreux troupeaux gardés par leurs bergers, les jeunes hommes viennent faire l’apprentissage des vertus de courage et d’endurance qui leur permettront d’atteindre l’idéal du héros.  Parmi tous ces jeunes gens, se trouve Pâris, le plus jeune fils du roi de la riche et brillante cité de Troie, Priam, prince berger qui garde les troupeaux du roi son père. Il est très beau. C’est sur lui que la main du destin arrêtera le choix des Dames.

Pâris a une histoire.

A l’image d’Œdipe, il s’inscrit dans cette lignée de fils maudits dont le destin a voulu qu’ils soient néfastes à leurs pères. Toujours la même obsession. De même que l’oracle de Delphes avait prescrit à Laïos, roi de Thèbes et père d’Œdipe, de ne pas avoir d’enfant car s’il avait un fils, celui-ci le tuerait et épouserait sa mère, Hécube, l’épouse de Priam, alors qu’elle était enceinte de Pâris, rêva la veille de son accouchement qu’elle mettait au monde non un enfant mais une torche allumée qui mettrait en cendres la ville de Troie. Le devin, consulté, confirma qu’en effet cet enfant serait la cause de la destruction de Troie par les flammes.

Il fallait donc s’en débarrasser.

Et comme Œdipe, Pâris fut abandonné sur les flancs déserts de la montagne. « Exposer » ainsi dans la nature les nouveau-nés dont on ne voulait pas revenait à les tuer sans avoir à le faire soi-même. Mais c’était aussi encourir le risque que l’enfant soit recueilli et élevé par d’autres, ce qui ne manqua pas de se produire pour Pâris comme pour Oedipe. Il fut recueilli par des bergers. Ils l’appelèrent Alexandre, et l’élevèrent.

Plusieurs années plus tard, Priam et Hécube, pensant à cet enfant qu’ils avaient abandonné à la mort, souhaitent offrir un sacrifice à sa mémoire ; ils envoient pour cela chercher le plus beau taureau. C’est justement celui que garde Alexandre, qui va accompagner la bête dans l’espoir de la sauver. Arrivé sur les lieux, il participe à tous les jeux et concours qui accompagnent toujours les sacrifices et les remporte tous. Un des fils de Priam, Déiphobe, s’irrite de ce bel inconnu qui remporte tous les prix et décide de le tuer. Pâris se réfugie dans un temple où Déiphobe le poursuit. S’y trouve aussi Cassandre, leur sœur, une belle jeune fille dont Apollon avait été amoureux et lui avait accordé, pour la séduire, un don de divination. Mais elle n’avait pas voulu de lui et pour se venger, le dieu avait statué que personne ne l’écouterait jamais. A la vue d’Alexandre, Cassandre s’écrie : « Attention, cet inconnu est notre petit Pâris ! » Et l’histoire veut qu’à ce moment Pâris exhibe les langes qu’il portait quand il fut exposé, (et que, bien sûr, il avait avec lui, comme tout le monde …) Hécube les reconnaît, les parents sont fous de bonheur et le voilà réintégré dans sa dignité de prince royal, tout à fait en mesure de mériter l’attention de trois belles déesses.

Retour sur le mont Ida. Pâris s’effraye du cortège divin qui s’approche de lui. Que lui veut-on ? Il n’est jamais bon pour un mortel de voir les dieux de près, on ne sait jamais ce qui peut arriver : le devin Tirésias devint aveugle à la vue d’Athéna (il est vrai qu’elle était nue), et Sémélé, enceinte de Dionysos, prit feu lorsque Zeus se montra à elle dans toute sa splendeur divine[4]. Hermès explique à Pâris ce qu’on attend de lui ce qui ne le rassure guère. Les divinités se succèdent auprès de lui pour le tenter, lui faisant chacune les promesses les plus alléchantes. Athéna, déesse de l’intelligence et de la stratégie militaire, lui promet, s’il la choisit, la victoire dans tous ses combats et une sagesse que tout le monde lui enviera. Pas très excitant. Héra, la puissante épouse du roi des dieux, lui promet un grand pouvoir et de régner sur toute l’Asie. Pourquoi pas. Aphrodite, elle, fidèle à sa spécialité, lui promet d’être un séducteur irrésistible qu’aucune femme ne pourra refuser, notamment la belle Hélène, la fille de Zeus dont la réputation de beauté est universelle: « Tu seras le mari et l’amant de la belle Hélène ».

Et Pâris choisit Aphrodite.

Le jugement de Pâris sera lourd de conséquences, car la colère des deux déesses qui n’avaient pas été choisies sera terrible. Il sera à l’origine de la guerre et de la destruction de Troie, et de tous les drames qui en découleront sous la plume des grands tragiques Grecs.

Mais l’histoire ne dit pas si, la guerre terminée, la Grande Mère Gaïa se trouva soulagée du poids de tous les morts …

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Le choix de Pâris

 

[1] Guerre que se livrèrent les deux fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice, pour régner sur la ville de Thèbes. Eschyle en fit une tragédie.

[2] Ce chapitre s’inspire largement de JP Vernant. La guerre de Troie dans L’Univers, les Dieux, les Hommes. Editions du Seuil. 1999

[3] Homère. Iliade, XVII 434-440. Classiques en poche. Edition bilingue. Les Belles Lettres. 1998

[4] Zeus arracha le foetus de l’utérus de sa mère en feu et l’enferma dans sa cuisse, où il acheva sa maturation. C’est ainsi que Dionysos naquit « de la cuisse de Jupiter ».

Homère et la Naissance de la Littérature

« L’Avant-mémoire est en papier »  écrivait le grand psychiatre Jean Delay[1], lorsque, retraité, il se lança dans la recherche des origines de sa famille. La mémoire de l’homme, selon lui, s’arrête aux grand-parents. Au delà, il faut avoir recours à l’écrit. Si l’on se réfère aux sociétés historiques, leur passé est en effet accessible par l’écriture donc par le papier, la tablette ou le papyrus, mais pour les Grecs des siècles obscurs (XIIè – VIIIè av. JC.), qui avaient perdu l’écriture lors des grandes destructions qui entraînèrent la chute de la civilisation mycénienne vers 1200 av. JC., comment faisait-on?

On faisait  « par la bouche et par l’oreille » comme l’écrit joliment Marcel Detienne[2].

Tous les récits fondateurs des grandes civilisations ont été transmis de bouche à oreille pendant des siècles, avant d’être fixés par écrit dans la forme sous laquelle elles sont parvenues jusqu’à nous, écrit Mircea Eliade[3]. C’est le cas de l’Iliade et de l’Odyssée, mais aussi de l’Enuma Elish, de l’ Epopée de Gilgamesh, de la Bhâgavâd Gita, des Védas, etc. La littérature orale définissait ainsi la condition humaine, mélangée qu’elle était des aventures des hommes et des interventions parfois intempestives de mille divinités capricieuses ou de démons malins. Avant l’écriture, pendant des siècles,  du temps où les gens n’avaient pas encore la chance d’avoir la télévision, générations après générations journées et soirées se passaient à écouter et réécouter les contes et les traditions, les épopées et les mythe fondateurs, les proverbes des sages et les citations des poètes, qui contenaient « tout le suc du monde », écrit Raymond Schwab[4]. Ces récits, grands et petits, se transmettaient par le chant  des aèdes.

Qui étaient les aèdes, ces poètes chantants?

Les aèdes étaient les interprètes de Mnémosyne. Mnémosyne était la déesse de la mémoire. Elle avait eu de Zeus à la progéniture innombrable neuf filles, fruit de neuf nuits d’amour, les Muses, auxquelles elle avait transmis sa science, celle de l’avenir et du passé, car seules les Muses savaient « ce qui est, ce qui sera, et ce qui a été ». Dans la Grèce archaïque, tout récit du passé commençait par une invocation aux Muses. « Chante, déesse, la colère d’Achille » s’écrie Homère au début de l’Iliade, et Hésiode, au début de sa Théogonie: « Muses habitantes de l’Olympe, révélez-moi l’origine du monde et remontez jusqu’au premier de tous les êtres ». Si l’aède en était l’interprète, c’était la déesse qui parlait par sa bouche : « Ce n’est pas, sache-le, par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède, que tous les poètes épiques (…) composent ces beaux poèmes (…), puisant à des sources d’où coule le miel, butinant sur certains jardins et bocages des Muses, (…) c’est la Divinité elle même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix » (Platon)[5]. Ceci donnait à ces récits un caractère sacré, et toute littérature a son origine dans le sacré.

Ces récits innombrables ont commencé par être chantés par les aèdes, dont Homère est le plus illustre, et qu’il a mis en scène dans le personnage de Démodocos dans le chant VIII de l’Odyssée. Ils constituèrent ainsi au fil des « siècles obscurs » un immense héritage littéraire, le fonds de toute la littérature qui a suivi. Car lorsque l’écriture réapparut au VIIIè siècle quand les grecs adoptèrent l’alphabet phénicien, toujours en usage aujourd’hui, des rhapsodes (du grec ῥαψῳδός, du verbe ῥάπτο: coudre) « cousurent » des épisodes les uns avec les autres jusqu’à former de longs récits pleins de magie et de merveilleux, les épopées (ἐποποιἰα de ἒπος vers épique), premiers textes écrits. C’est ainsi qu’Homère composa son épopée, et c’est ainsi que naquit la littérature.

Dans son beau livre sur la tragédie d’Hector Nature and Culture in the Iliad,[6] James Redfield analyse les caractéristiques littéraires, si on peut dire, du chant des aèdes. Il souligne la distance, the epic distance, qui sépare le monde des évènements héroïques de l’épopée de celui de ses auditeurs. Le monde de l’épopée est un monde héroïque distinct du monde ordinaire où vivent « les gens ». Ses héros fréquentent les dieux, se battent avec des fleuves qui parlent, des monstres, des géants. Leurs chevaux les pleurent lorsqu’ils sont tués. La mère d’Achille est une déesse marine qui surgit des flots pour venir le consoler de la mort de Patrocle. C’est un monde de magie, détaché de la vie ordinaire, qui enchante son public, et c’est une de ses fonctions essentielles.

Peut-on considérer l’épopée comme comportant des aspects historiques ? Si elle ne raconte pas le passé, écrit Redfield, l’épopée raconte des histoires qui appartiennent au passé. Un passé qui n’est pas notre temps historique mais un passé mythique, le temps d’in illo tempore, d’il était une fois, le temps de l’avant-mémoire (sans papier). Mais l’art du poète a pour vertu de transformer le mythe en lui attribuant une sorte d’immortalité, poursuit Redfield, une vérité d’un ordre supérieur, une vérité fondatrice, comme par exemple les mythes de la fondation de Thèbes, la guerre de Troie et le retour d’Ulysse. C’est pourquoi l’épopée a longtemps joué un rôle de «  grande histoire »  avant l’histoire proprement dite, au Vè siècle, avec Hérodote et Thucydide. Bien plus tard, Aristote, qui a tout dit, écrivit : «  la poésie (l’épopée) est plus philosophique et plus sérieuse que l’histoire, car elle parle de l’universel, et l’histoire du particulier »[7]. Sa « vérité » est d’un autre ordre.

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                Dante Homère et Virgile. Raphael. Détail de la fresque du Parnasse.

La première épopée est celle d’Homère. D’Homère, à vrai dire, on ne sait pas grand’chose. C’est la fameuse Question Homérique qui a occupé les hellénistes pendant des siècles. Il serait né en Asie Mineure, peut-être à Smyrne, où je suis moi même née, peut-être à Chios, l’île grecque derrière  laquelle le soleil se couche lorsqu’on est à Çesme où j’ai passé tous les étés de mon enfance, mais peut-être pas, même si Pindare, le grand poète du Vè siècle, l’appelle « l’homme de Smyrne et de Chios ». Il aurait été aveugle, car les aèdes étaient aveugles dit-on, parce qu’être privé de la vue augmenterait les capacités de la mémoire et permettrait de percevoir  les temps inaccessibles soufflés par Mnémosyne. Mais peut-être pas. On ne sait pas s’il est vraiment l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, ou si l’Odyssée, écrite longtemps après l’Iliade, serait l’oeuvre d’un autre poète. On ne sait même pas s’il a vraiment existé. Barbara Cassin le désigne comme le « géométral de tous les poètes » et son oeuvre comme « une suite de transmissions orales dont Homère est le nom … un monde poétique ». A notre époque de féminisme frénétique, il y en a même certain(e)s, vue l’importance des personnages féminins dans son oeuvre, qui ont pû suggérer qu’ Homère était peut-être une femme … Pourquoi pas. On ne sait pas davantage si la guerre de Troie a vraiment eu lieu.

Mais qu’importe ? Qu’il ait existé ou non un poète nommé Homère, on ne peut s’empêcher de chérir l’image et la mémoire de cette figure mythique, réelle ou non, dont les poèmes nous ravissent et nous émeuvent depuis plus de trente siècles. Les Anciens, eux, n’ont jamais douté de son existence ni du fait qu’il est bien l’auteur des deux poèmes. Fions-nous à Bernard Berenson, l’historien de l’art, qui écrivit en 1957 « All my life I have been reading about Homer, philological, historical, archaeological, geographical, etc. Now I want to read him as pure art only, as commensurate with the heart and mind while humanity retains both”[8], et, comme Marcel Conche, « lisons l’Iliade telle qu’elle se présente, c’est-à-dire telle à peu près qu’elle se présentait à Sophocle ou à Platon », et au public grec.

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                                      Homère récitant ses poèmes. Jourdy.

[1] J. Delay Avant Mémoire. Folio, Gallimard

[2] M. Detienne L’invention de la Mythologie. Tel, Gallimard 1981 p.51

[3] M. Eliade Littérature orale. Histoire des littératures. Encyclopédie de La Pléiade. Gallimard 1955

[4] R. Schwab Domaine OrientalIbid.

[5] Platon Ion 534a Œuvres Complètes Vol.1 Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard 1950. Trad. Léon Robin p.62

[6] J.Redfield Nature and Culture in the Iliad. Duke University Press 1994

[7] Aristote Poétique 9.1451b. Tel, Gallimard 1996. Trad. Ph. Beck, p.94

[8] M.Finley The World of Odysseus. New York Review Books 1982, p.147

Le mystère du « dit » d’Anaximandre

 

Au VIè siècle av. JC. à Milet en Ionie, brillante et prospère colonie grecque d’Asie Mineure, trois grands Ioniens: Thalès, Anaximandre et Anaximène se détournèrent des dieux de l’Olympe pour interroger la nature du monde en s’affranchissant pour la première fois de toute référence mythologique ou religieuse.

Cette enquête naquit, écrit Aristote dans sa Métaphysique, de l’étonnement des hommes devant les merveilles de l’univers : « Ce fut l’étonnement qui poussa (…) les premiers penseurs aux spéculations philosophiques » et leur fit rechercher « les causes premières ». 

Et c’est à la recherche de la cause première de l’Univers, l’arkhè, (d’où nous tenons le qualificatif d’archaïque) que s’attelèrent les philosophes présocratiques, hors de toute référence religieuse.

Longtemps, cet évènement fut considéré comme une rupture radicale de la pensée: l’abandon du mythe et la naissance de la raison, le passage des cosmogonies, mythes des origines, à la cosmologie, explication scientifique du monde, du mythos au logos.

Mais en 1912, un helléniste anglais, FM Cornford, a démontré qu’il n’en était rien, qu’il y avait une continuité conceptuelle entre la mythologie et la première réflexion cosmologique et que la pensée des présocratiques n’était que la laïcisation des grands mythes religieux des origines, eux mêmes héritiers des religions des grandes civilisations orientales de Mésopotamie et d’Egypte, car aussi ancien que soit un récit, il y en a toujours un qui le précède et dont les différentes versions descendent le long des âges.  Ainsi, bien que rejetant toute intervention divine dans la création du monde, la pensée des présocratiques reste empreinte d’une grande religiosité, car il n’y a pas de ruptures dans la pensée humaine mais une succession d’étapes conditionnées par la géographie, le mode de vie, l’histoire et l’évolution. C’est l’agriculture qui a inventé Déméter et Thalès lui même écrivait que « Tout est plein de dieux ». 

Si pour Thalès de Milet, le premier des présocratiques, la cause première, l’arkhè, était l’eau, pour Anaximène c’était l’air, et pour Héraclite le feu ; l’élève de Thalès Anaximandre, grand astronome et inventeur du cadran solaire, le gnomon, brosse quant’ à lui un tableau ample et mystérieux de la naissance du monde. Il ne reste malheureusement de lui, comme de la plupart  des présocratiques,  que fort peu de textes que l’on désigne du nom de fragments.

 

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Anaximandre de Milet, inventeur du cadran solaire

 

Le fragment le plus connu d’Anaximandre, rapporté par Théophraste, élève d’Aristote, et transmis par le philosophe néo-platonicien Simplicius, fragment obscur objet de nombreuses interprétations, est dénommé le « dit  d’Anaximandre » :

Anaximandre a dit que le principe – c’est à dire l’élément – des êtres est l’infini ; et que ce n’est ni l’eau, ni aucun autre de ceux  qu’on dit être ‘les éléments’, mais une certaine autre nature infinie, de laquelle naissent tous les cieux et les mondes en eux ; mais « ce où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du Temps ».

Anaximandre nomma cette « nature infinie » l’apeiron, qui se traduit suivant les traductions par infini, illimité, inépuisable, ou indéfini. L’apeiron est éternel et n’a pas de commencement ni de fin. Il enveloppe l’univers entier. Il est l’univers. Etant illimité dans l’espace et inépuisable en quantité, « les mondes et les cieux »  qui en sont issus se répètent indéfiniment.

Clémence Ramnoux nous résume la cosmogonie des présocratiques comme suit:

-1) il y a une masse matérielle étendue à l’infini (l’apeiron) qui n’est ni de la matière, ni un mélange, mais un corps qui est une sorte de provision, une « réserve de matérialité ». (« Car il doit y bien avoir une réalité quelconque, soit une, soit multiple, dont tout le reste est engendré, mais demeurant elle même, toujours » écrira Aristote.)

-2) Un mouvement a pour effet de séparer de l’apeiron des éléments contraires ou opposés comme le chaud et le froid, l’humide et le sec. Ces contraires ne sont pas des attributs ou des qualités, mais des puissances qui ont un pouvoir propre. Ils occuperont une place fondamentale dans la physique présocratique.

-3)  Les  contraires sont en conflit permanent et tentent de se dévorer l’un l’autre, chacun empiétant sur le territoire de son opposé.

-4) La guerre qu’ils se livrent a pour effet, par des mécanismes physiques, de donner naissance aux éléments matériels du cosmos, c’est-à-dire au monde sensible.

Le récit qui veut que la Création ait procédé de la division d’éléments qui se séparent d’une substance originelle indifférenciée, image assez obstétricale, se retrouve avec des variantes dans les cosmologies de nombreuses cultures. « On trouve en effet dans toutes les cosmogonies, écrit C. Ramnoux, l’image des entités  enfoncées dans un ventre ou dans une nuit et poussant dehors pour se montrer au monde », comme, dans la cosmogonie d’Hésiode, les images des immenses substances originelles indifférenciées, Chaos et Gaïa, desquelles émergent, par scissiparité, les personnages divins qui se reproduiront pour engendrer la généalogie du monde sous la forme de dieux. Images d’une grande puissance poétique.

Mais ce qui a surtout suscité la curiosité dans le fragment d’Anaximandre est sa dernière phrase : « ce où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du Temps ».  Cette phrase suggère que la séparation- division qui crée le monde sensible est une injustice, et qu’à la fin des Temps, la destruction du monde par le retour à la confusion originelle sera la réparation de cette injustice, « selon ce qui doit être ».

Cette portion de phrase a, comme l’écrit Clémence Ramnoux, « déchaîné l’imagination de nos contemporains ».  Cette grande helléniste méconnue rapporte dans un beau texte quelques interprétations de cette antique vision. Nous retenons celles de Nietzsche et de Cornford.

Nietzsche avait pour les présocratiques une grande vénération. Ces penseurs avaient selon lui inventé les « archétypes de la pensée philosophique », et il les voyait comme une « République de grands esprits qui s’interpellent à travers les espaces désolés de l’histoire sans que soit troublé leur sublime dialogue par les nains insouciants et bruyants qui rampent au dessous d’eux ». Il leur attribue la pureté des commencements.

Nietzsche a vu dans le fragment d’Anaximandre « une intuition capitale », une « énigme », un « oracle » d’une « qualité religieuse ». Il se rapporte pour l’interpréter à une citation de Schopenhauer : « La vraie norme pour juger un homme, c’est de dire qu’il est un être qui ne devrait pas exister, mais qui expie son existence par d’innombrables souffrances et par la  mort. » L’interprétation  nietzschéenne   est la suivante : « tout devenir est une manière coupable de s’affranchir de l’être éternel, une iniquité qui doit être expiée par la mort », une trahison, en somme. «  Tout ce qui a jamais connu un devenir doit disparaître à nouveau, qu’il s’agisse en l’occurrence de la vie humaine, de l’eau ou de la chaleur et du froid ».  Il conclut : « Plus on a voulu cerner de près le problème de savoir comment en premier lieu le défini a jamais pu être engendré par l’indéfini en le trahissant, puis comment la temporalité est née de l’éternité, l’iniquité de la justice, et plus la nuit s’est obscurcie ». Ainsi pour Nietzsche, la séparation d’éléments matériels du sein maternel qu’est l’apeiron est un péché qu’il faut expier par la mort. C’est une trahison vis à vis de l’éternité de l’Etre.

Cornford, lui, va au delà. Il voit dans l’univers d’Anaximandre un ordre  juridique et moral. Car à chaque opposé ou contraire, chaud et froid, humide et sec, a été attribué par la Moire, la déesse de la Destinée et de la Répartition du monde, une province dont il lui est interdit de sortir. C’est une croyance antique car déjà dans l’Iliade d’Homère, deux siècles plus tôt, « le monde avait été divisé en trois » : le Ciel pour Zeus, l’eau pour Poseïdon et le royaume sous terrain des Enfers pour Hadès, les trois fils de Cronos. Or on l’a vu, les contraires sont dans une lutte perpétuelle pour conquérir la province de leur opposé. De ces luttes permanentes et de ces mélanges  sont produits les éléments de l’univers sensible, la physis, laquelle au terme de l’évolution de la pensée présocratique prendra la forme des atomes de Démocrite, qu’elle a gardée jusqu’à nos jours.

Mais avec Anaximandre nous n’en sommes pas encore là. A ce stade d’une pensée encore toute imprégnée de religiosité et selon la loi de la Dikè, déesse de la justice, la fabrication des éléments matériels de l’univers par la conquête et la rapine est un crime. « The plundering of one element by another to make an individual thing is injustice, unrighteousness. The penalty is death and dissolution ». Ainsi les éléments contraires, en cherchant à élargir leurs domaines respectifs aux dépends les uns des autres et en créant les composantes du  monde sensible, ont désobéi à la Moire et à la Justice, altéré l’ordre éternel de l’univers, et le châtiment encouru pour ce crime est la destruction de ce monde injustement créé par le retour au sein de l’apeiron indifférencié, les coupables se rendant ainsi  « réparation les uns aux autres, de leur mutuelle injustice ».

Ainsi le retour à l’indifférencié originel restaure l’ordre premier et éternel de l’univers. Cornford voit dans ce fragment la vision antique d’un monde dont l’ordre n’est pas le résultat d’une Création mais lui est au contraire antérieur, et c’est  la destruction de cet univers originel conforme à la Justice qu’entraîne la Création des éléments du monde sensible par la guerre entre les contraires. Selon Cornford, pour Anaximandre,  l’ordre de l’univers « comes into being not last, but first. (C’est moi qui souligne) … Every step from that simple disposition of elemental provinces  towards the multiplicity of particular things, is a breaking of bounds, an advance towards disorder, a declension into the welter of injustice, rapine, and war”.

Dans l’interprétation de Nietzsche, comme dans celle de Schopenhauer, l’individu est coupable d’avoir commis le crime de se séparer du « Fond divin », et est puni par le fait de vivre une condition humaine limitée, « insupportable et punitive ». Il la surmontera par « la dure volonté d’exister dans le combat, sans remords, toutes attaches ombilicales rompues avec le divin arrière fond ». Cornford au contraire voit dans l’« impérialisme expansionniste » des puissances cosmiques l’apparition d’une « conscience individuelle » qui, se détachant de la conscience collective, se rend également coupable et punissable.

Pour Clémence Ramnoux, l’œuvre d’Anaximandre a une portée aussi bien religieuse que scientifique. Elle marquerait une première étape dans la « dédivinisation » d’un Cosmos en proie aux « audaces attentatoires de la pensée », libérant pour la sensibilité religieuse un espace divin extérieur à la « sacralité cosmique » des origines, ouvrant ainsi un champ à la science.

Le cycle éternel des mondes coupables qui disparaissent dans l’indifférencié dont ils se sont échappés mais, comme le soleil qui se couche et se relève, reviennent à être, régénérés, évoque l’ Eternel Retour des choses semblables que  Nietzsche avait pressenti, et, après lui, Mircea Eliade.

Mais c’est une autre histoire.

 

 

Pour en savoir plus

 

Aristote. Métaphysique. A2. 13-15. Bibliothèque des Textes philosophiques. Librairie Philosophique J.Vrin. T.1 Livres A-Z.

Ramnoux Clémence. Sur quelques interprétations modernes de la pensée d’Anaximandre. Revue de Métaphysique et de Morale. 59è année. No 3 (Juillet-Septembre 1954) pp. 233-252

Nietzsche F. La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Folio Essais. Gallimard.

Cornford FM. From Religion to Philosophy. Cosimo Classics. New York. 2009

Ibid. Principium Spientiae. Harper Torchbooks. Harper & Row. New York, 1965

 

Le Paradoxe Féminin

 

 

Rémy de Gourmont, dans ses belles Promenades littéraires, consacre un chapitre à « La femme naturelle ». Il y critique avec vigueur un texte de Choderlos de Laclos sur l’éducation des femmes dont il attribue la teneur aux idées de Rousseau sur l’ « état de nature », qu’il juge délirantes. Il écrit : « La femme naturelle est admirablement faite pour remplir toutes les fonctions de la maternité. Mais est-elle capable d’amour, au sens délicat que nous donnons à ce mot ? … La femme naturelle ignore nécessairement la passion ; elle ignore même le choix. Enfin, c’est un pur animal (sic). On ne sait pas si elle parle. A quoi bon d’ailleurs et que dirait-elle ? » Il ajoute : « La femme naturelle ! Pourquoi aller la chercher si loin ? La femme est toujours naturelle, ici ou là, à Paris ou en Guinée ».

On a tout même du mal à imaginer Oriane de Guermantes sous les traits de la « femme naturelle ».

Mais, par une belle journée d‘octobre, Virginia Woolf traversait une pelouse dans une grande université anglaise, disons Oxbridge, quand soudain une silhouette masculine surgit en gesticulant, lui intimant l’ordre de quitter immédiatement cette pelouse qui était réservée aux membres de l’université (des hommes bien sûr, les femmes n’y étant pas admises à l’époque). Irritée, elle obtempéra. Une question lui vint alors à l’esprit: comment expliquer le paradoxe qui existe entre le statut social de la femme dans les sociétés patriarcales et les personnages féminins immortels qui remplissent la littérature classique, écrite par des hommes. Et elle cite le passage suivant d’un livre de F. Taylor qui vaut d’être reproduit en entier:

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Virginia Woolf

«  It remains a strange and almost inexplicable fact that in Athena’s city, where women were kept in almost Oriental suppression as odalisques or drudges, the stage should yet have produced figures like Clytemnestra and Cassandra, Atossa and Antigone, Phèdre and Medea, and all the other heroines who dominate play after play of the ‘misogynist’ Euripides. But the paradox of this world where in real life a respectable woman could hardly show her face alone in the street, and yet on the stage equals or surpasses man, has never been satisfactorily explained. In modern tragedy the same predominance exists. At all events, a very cursory survey of Shakespeare’s work (…) suffices to reveal how this dominance, this initiative of women, persists from Rosalind to Lady Macbeth. So too in Racine; six of his tragedies bear their heroine’s names; and what male characters of his shall we set against Hermione and Andromaque, Phèdre and Athalie ?”.

Virginia Woolf poursuit : « Indeed, if a woman had no existence save in the fiction written by men, one would imagine her a person of utmost importance; very various; heroic and mean; splendid and sordid; infinitely beautiful and hideous in the extreme; as great as a man, some think even greater. But this is woman in fiction. In fact … she was locked up, beaten and flung about the room. A very queer, composite being thus emerges. Imaginatively she is of the highest importance; practically, she is completely insignificant. She pervades poetry from cover to cover. … She dominates the lives of kings and conquerors in fiction; in fact she was the slave of any boy whose parents forced a ring upon her finger. Some of the most inspired words, some of the most profound thoughts in literature fall from her lips; in real life she could hardly read, could scarcely spell, and was the property of her husband”.

En outre, on ne peut s’empêcher d’évoquer, à propos de ce paradoxe, le fait que dans nos traditions, la Femme,  que ce soit Eve, ou Pandore imaginée par Zeus comme une punition, a toujours été la source du malheur de l’humanité.

Mais peut-être ces grands auteurs portaient-ils dans leur inconscient, en imaginant ces femmes immortelles, le souvenir oublié de leur mère, “cet autre préhistorique et inoubliable qu’aucune personne venant ultérieurement n’arrivera plus à égaler » (S.Freud).

 

 

Bibliographie

 

Rémy de Gourmont. Promenades littéraires. Tome 1. Mercure de France

Viginia Woolf. A room of one’s own. The Hogarth Press.

FL Lucas Tragedy cité par V. Woolf op. cit.

Freud Lettres à Fliess cité par JY Tadié dans Le lac inconnu Gallimard

 

 

L’Invention de la Femme – Pandore

 

 

« Zeus qui gronde dans les nues, pour le grand malheur des hommes mortels, a créé les femmes que partout suivent œuvres d’angoisse, et leur a, en place d’un bien, fourni tout au contraire un mal. »

Hésiode. Théogonie.

Dernier acte du mythe de Prométhée, pour punir les hommes de disposer du feu dont la Destinée voulait qu’il soit seul détenteur, Zeus ne put imaginer pire châtiment que d’inventer la Femme.

« Fils de Japet, s’écria-t-il, s’adressant à Prométhée qui avait volé le feu pour le donner aux hommes, ô le plus habile de tous les mortels ! Tu te réjouis d’avoir dérobé le feu divin et trompé ma sagesse, mais ton vol te sera fatal à toi et aux hommes à venir. Pour me venger de ce larcin, je leur enverrai un funeste présent dont ils seront tous charmés jusqu’au fond de leur âme, chérissant leur propre perte.  » Et sur ses instructions  Héphaïstos le dieu boiteux, l’orfèvre divin, forma avec de la terre une figure merveilleuse semblable à une chaste vierge, modelée à l’image des déesses puisqu’il n’y avait pas encore d’autre femme. Athéna la revêtit d’une blanche tunique et posa sur sa tête un voile admirable ; puis elle orna son front de gracieuses guirlandes tressées de fleurs nouvelles et d’une couronne d’or qu’Héphaïstos avait fabriquée de ses propres mains. Sur cette couronne il avait ciselé les nombreux animaux que la terre et la mer nourrissent dans leur sein ; le tout brillait d’une grâce merveilleuse, et ces diverses figures paraissaient vivantes. Chaque dieu lui fit présent de son propre talent, et on l’appela Pandore, nom d’une divinité de la terre et de la fécondité qui signifie « tous les dons » . Ainsi présentée au panthéon olympien, cette première jeune fille de l’histoire était si belle que l’on ne pouvait la contempler sans être envoûté par sa beauté, son charme, son charisme. On pense à Marilyn Monroe quand elle fut présentée par son agent aux grands producteurs de Hollywood : « a sculpted doll, yet she’s moving. She’s animated and smiling and clearly very very happy to be among such exalted company » (Joyce Carol Oates).

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Mais contrairement à la plus belle actrice du monde, le caractère qui se cachait derrière cette poupée-ci était tout autre. Car si elle reçut le don de la parole pour lui permettre de converser avec l’homme qui serait son compagnon, Hermès lui en enseigna aussi l’usage de proférer le mensonge, la tromperie, la perfidie et la cupidité, tous enfants de Nuit, la fille de Chaos, laquelle, avec tous les principes malfaisants du monde, avait aussi engendré le mensonge et  la tromperie, sans doute liés au principe féminin dans l’esprit des Anciens car de semblables qualificatifs avaient aussi accompagné Aphrodite lors de sa naissance dans l’écume des eaux. Pour les Anciens, toute femme était fille de Nuit.

Une fois créé ce mal si beau,  Zeus l’amena où se trouvaient les dieux et les hommes. Tous s’émerveillèrent à la vue de ce piège fatal.

 

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Eva Prima Pandora – Musée du Louvre

 

Zeus, non sans arrière pensées, offrit Pandore pour épouse à Epiméthée, le frère de Prométhée. Bien que ce dernier ait prévenu son frère de ne jamais accepter de Zeus un quelconque présent, car son intention ne pouvait être que de leur nuire, Epiméthée, sans réfléchir comme l’indique son nom, ébloui par la beauté de la jeune fille, l’accepta. Elle lui fut livrée avec une grande boîte ( en réalité une jarre) fermée, qu’elle avait pour instruction divine de ne jamais ouvrir. Certains disent qu’au contraire, Zeus lui avait ordonné de l’ouvrir, parce qu’il désirait ce qui en advint, et que c’est pour cela même qu’il l’avait faite fabriquer.

Donc un jour où Pandore tenait entre ses mains sa grande boîte, ne pouvant résister à la curiosité, défaut féminin qui faisait avec elle son entrée dans le monde, elle l’ouvrit, et les maux terribles que la boîte renfermait en jaillirent dans un épais nuage qui se répandit sur le monde. Effrayée, Pandore referma précipitamment le couvercle, mais trop tard. Ne resta que l’espérance. Et depuis ce jour, mille calamités s’abattent sur les hommes de toutes parts : la terre est remplie de maux, de violence et de haine,  les maladies se plaisent à tourmenter les mortels jour et nuit, les hommes vieillissent et connaissent la mort, mais ils gardent l’espoir.

 

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John William Waterhouse

 

Toutefois, l’espoir était-il vraiment un si beau cadeau ? Luc Ferry nous rappelle que dans la culture grecque, l’espérance est un malheur car elle est toujours associée à un manque, à l’attente de quelque chose que l’on n’a pas: l’amour, la santé, l’argent, etc. C’est une tension qui, à l’image de la nostalgie qui nous ramène sans cesse vers un passé perdu, nous projette vers un avenir mythique que nous n’atteindrons sans doute jamais, et nous empêche de vivre dans « la seule dimension réelle du temps », le présent, ici et maintenant, hic et nunc.

La vie des hommes après que la curiosité de Pandore eut été satisfaite fut celle qu’Hésiode a décrite dans Les Travaux et les Jours à propos de l’âge de Fer, celle d’Adam après la Chute, la nôtre. Dur labeur pour se nourrir, maladies, angoisse de l’avenir, difficultés, malheur, vieillesse, mort. Et pour se reproduire, « c’est l’homme qui désormais dépose sa vie au sein de la femme »  et « c’est l’agriculteur, peinant sur la terre, qui fait germer en elle les céréales » (Vernant). L’homme sera donc obligé de prendre femme pour se reproduire, attirant ainsi sur sa tête non seulement tous les malheurs qu’elle apporte avec elle mais l’épuisement du labeur que lui impose l’avidité insatiable de sa femme, « engrangeant dans son ventre » tous les fruits de ses peines. 

Ce fut donc de Pandore, « de celle là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des hommes mortels » se lamenta Hésiode, qui serait très mal vu ajourd’hui …

Ainsi va la conclusion du mythe de Prométhée. Nul ne peut échapper à la volonté de Zeus.

 

Pour en savoir plus:

 

Hésiode.  Les Travaux et les Jours. Ed. bilingue. Trad. Paul Mazon. Les Belles Lettres.

JP Vernant. Les semblances de Pandora in Entre Mythe et Politique . Oeuvres. Vol.1. Opus. Seuil

Ibid. Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale. in Mythe et pensée chez les Grecs. Oeuvres. op.cit.

Joyce Carol Oates. Blonde. Fourth Estate. London. 2000

L. Ferry. Mythologie et Philosophie. Vol.1. J’ai lu. Editions Plon 2016

Prométhée et la Condition humaine

 

« Il fut jadis un temps où les dieux existaient mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à leur création fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la Terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre .

Platon,  Protagoras

 

Il y a plusieurs versions de la création de l’homme dans la mythologie grecque. Les deux  principales sont celle d’Hésiode dans la Théogonie, et le mythe de Prométhée dans le dialogue du Protagoras de Platon. Dans la version d’Hésiode, les hommes de cette époque étaient des autochtones: ils naissaient spontanément (auto) de la terre (chton) et y retournaient à leur mort, comme les végétaux, sans avoir connu ni la maladie ni la vieillesse. Ils ne connaissaient pas la souffrance, n’avaient pas à travailler pour se nourrir, il n’y avait pas encore de femmes pour les embêter, bref, c’était l’âge d’or

 Pour Platon, «  quand fut arrivé (pour les espèces mortelles) le moment où la destinée les appelait à l’existence, les Dieux les modelèrent en dedans de la terre, en faisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui peut se combiner avec le feu et la terre ». Ovide,  lui, dans ses Métamorphoses, attribue ce modelage à Prométhée : il «  mélange la terre aux eaux de pluie / la modèle à l’effigie des dieux qui règlent tout » car «  alors que les autres animaux, courbés, regardent la terre, / il donne à l’homme une tête qui se lève,  il lui ordonne / de voir le ciel et de dresser haut son visage vers les étoiles », ce que seuls les dieux pouvaient faire jusque là. Mais qu’il ait ou non créé l’espèce humaine, Prométhée a joué dans son destin un rôle dont l’écho parvient encore jusqu’à nous.

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Prométhée crée les hommes

Prométhée était le fils de Japet, lui même fils de Cronos qui avait émasculé son père Ouranos (voir le post « La Création du Monde selon Hésiode »). Son nom, pro-méthée signifiait en grec qu’il réfléchissait avant d’agir. Il avait un frère, Epiméthée qui au contraire, réfléchissait après: epi-méthée.  Contrairement aux siens, Prométhée avait aidé Zeus dans la terrible guerre que celui-ci avait livrée aux Titans pour conquérir le pouvoir suprême, et dont la violence avait fait trembler l’Olympe. Zeus avait remporté la victoire grâce à Prométhée, mais la méfiance régnait entre eux, chacun sachant que l’autre était rusé, et poursuivait ses propres desseins. Le dessein de Zeus était le pouvoir suprême, mais Prométhée, lui, était attaché au progrès de l’espèce humaine. Principe de contestation dans le concert des dieux, il nourrissait un désir qui s’opposait à celui de la divinité suprême, car Zeus, craignant que cette espèce bâtarde, à mi-chemin entre les dieux et les bêtes, ne représente un danger pour sa toute puissance,  voulait la faire disparaître. Mais c’était compter sans Prométhée.

Ainsi, dans la version de Platon, quand les espèces mortelles furent modelées par les Dieux dans le sein de Gaïa, le jour arriva où il fallait les exposer à la lumière, car apparaître de sous la Terre à la lumière du soleil était comme nous l’avons vu chez Hésiode la forme que prenait la naissance dans ces premiers temps du monde.  Donc Zeus convoqua Prométhée et Epiméthée pour qu’ils dotent chaque espèce des qualités nécessaires à sa nature pour lui permettre de vivre à la lumière du soleil. Epiméthée supplia son frère de lui laisser faire cette distribution: « une fois la distribution faite par moi, lui dit-il, tu la contrôleras » . Prométhée y consentit. Suit alors, dans le Protagoras, une page éblouissante d’histoire naturelle que Darwin lui même n’aurait pas reniée.

Epiméthée descendit donc dans les profondeurs de la Terre pour accomplir sa tâche. Il travailla avec méthode suivant le principe très actuel de l’égalité des chances. Il commença par pourvoir les races animales. « En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité; d’autres, étant plus faibles, étaient par lui dotées de vélocité; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvetage  quelque autre qualité: aux races, en effet, qu’il habillait en petite taille, c’était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu’il distribuait; celles dont il avait grandi la taille, c’était par cela même aussi qu’il les sauvegardait (…) dans tout ce qu’il imaginait, il prenait ses précautions pour éviter qu’aucune race ne s’éteignit. Mais une fois qu’il leur eût donné le moyen d’échapper à de mutuelles destructions, voilà qu’il imaginait pour elles une défense commode à l’égard des variations de température qui viennent de Zeus: il les habillait d’une épaisse fourrure aussi bien que de solides carapaces, propres à les protéger contre le froid, mais capables d’en faire autant contre les brûlantes chaleurs; sans compter que, quand ils iraient se coucher, cela constituerait aussi une couverture qui pour chacun serait la sienne et qui ferait naturellement partie de lui même; il chaussait telle race de sabots de corne, telle autre de griffes solides et dépourvues de sang. En suite de quoi, ce sont les aliments qu’il leur procurait, différents pour les différentes races: pour certaines l’herbe qui pousse de la terre, pour d’autres, les fruits des arbres, pour d’autres, des racines; il y en a auxquelles il a accordé que leur aliment fut la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu’il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce « .

Un véritable cosmos avec son écosystème. Mais, lorsqu’ arriva le tour de l’homme, Epiméthée s’aperçut qu’il avait épuisé toutes ses ressources sur les espèces «  privées de raison ». L’espèce humaine restait dépourvue de tout, « et il était embarrassé de savoir qu’en faire » .  Survint Prométhée pour contrôler la distribution. Il trouva que « les autres animaux (sic)  étaient partagés avec beaucoup de sagesse, mais que l’homme, lui, était nu, sans chaussures, sans vêtements, sans défense ». Alors Prométhée, ne sachant comment  sauver la race humaine, pénètre subrepticement dans l’atelier où Héphaïstos, le dieu forgeron, et Athéna, la déesse des techniques exercent leur art, dérobe le feu et l’art de s’en servir, et en fait présent à l’homme. « Et c’est de là que résultent, pour l’espèce humaine, les commodités de la vie », mais pour Prométhée, l’aventure fut désastreuse.

Le récit d’Hésiode, qui précède de deux cents ans celui de Platon, est différent. Il raconte comment  Zeus, peu après sa victoire, jeune maître de l’Univers, organise dans la plaine de Méconé un grand banquet pour répartir les apanages entre les dieux et les hommes. C’est le dernier acte de l’organisation du Cosmos. Il attribue ainsi les eaux à Poseidon, les enfers à Hadès, et s’attribue le Ciel, Ouranos, et le pouvoir suprême. Restait à pourvoir les autres immortels car la Moire, déesse antique de la  Destinée, à laquelle  Zeus lui même devait obéir, voulait que chaque dieu règne sur un domaine précis et n’en déborde jamais, principe catégorique irréfragable de la formation du monde qu’on retrouvera chez tous les philosophes présocratiques. Il fallait donc pourvoir les dieux, mais aussi les mortels, qui vivaient alors, comme on le sait, en bonne intelligence avec les dieux.

Un sacrifice fut donc organisé à Méconé pour le partage. Ce fut le premier sacrifice de l’histoire et Prométhée fut chargé par Zeus de l’organiser. Un grand boeuf fut égorgé et les parts de l’animal sacrifié réparties entre les dieux et les hommes par Prométhée.  Mû par son amour de l’espèce humaine, Prométhée dissimula la viande dans la peau rebutante de l’estomac pour la lui attribuer, et rassembla les os couverts de graisse dans une présentation appétissante qu’il présenta à Zeus. Ce premier repas revêt une importance cosmologique fondamentale, car la nourriture carnée, substance périssable, fut attribuée aux mortels eux mêmes périssables et qui en dépendent pour survivre,  tandis qu’aux immortels fut offert le parfum des os brûlés, des aromates et les substances incorruptibles comme le nectar et l’ambroisie, car les dieux immortels n’ont pas besoin de s’alimenter pour vivre. Ce fut une première définition de la condition humaine, mortelle et dépendante de la nourriture, contrairement aux dieux.

Mais Zeus entra dans une grande colère et décida de châtier l’insolent en retirant aux hommes l’usage du feu sans lequel ils ne pouvaient se nourrir car l’omophagie, c’est à dire la consommation non pas d’homosexuels mais de viande crue (de omos: cru), était interdite aux humains car considérée comme bestiale. Mais Prométhée pénétra subrepticement dans les forges d’Héphaïstos et d’Athéna et emporta au creux d’une férule une semence de feu  qu’il donna aux hommes et « voilà comment l’homme acquit l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie ».

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Le vol du feu par Prométhée

Quand Zeus, du haut de son Olympe, vit luire le feu des foyers humains comme nous voyons, la nuit, scintiller les lumières de la terre depuis nos avions, il entra dans une grande fureur car la foudre était son privilège exclusif et le lui voler revenait à lui dérober un pouvoir qu’il était seul à détenir et l’exposer au feu des hommes . Prométhée,  avait commis un sacrilège, une sorte de péché originel et l’on pense à Cronos qui avait émasculé son père. Crimes fondateurs. Le premier avait permis la succession des générations divines et la création du Cosmos, le deuxième enclencha le développement de l’humanité.

Zeus fit enchaîner Prométhée à un rocher, à l’extrémité septentrionale du monde, où un aigle vint dévorer son foie, qui se reconstituait, tous les deux jours.

Dans la tragédie du « Prométhée enchaîné » d’Eschyle,  Prométhée, attaché à son rocher,  lance un long cri de désespoir où il énumère tous les bienfaits qu’il a apportés à cette humanité dont il se définit comme le sauveur et le père face à l’injustice de Zeus, car « tous les arts aux mortels viennent de Prométhée« . Voici cette page magnifique:

« Ecoutez les misères des mortels, et comment des enfants qu’ils étaient j’ai fait des êtres de raison, doués de pensée (… ) Au début, ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de brique ensoleillées, ils ignoraient le travail du bois; ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil. Pour eux, il n’était point de signe sûr ni de l’hiver ni du printemps fleuri ni de l’été fertile; ils faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu’au moment où je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tour de celle du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toutes choses, labeur qui enfante les arts. Le premier aussi, je liai sous le joug des bêtes soumises soit au harnais, soit à un cavalier, pour prendre aux gros travaux la place des mortels, et je menai au char les chevaux dociles aux rênes, dont se pare le faste opulent. Nul autre que moi non plus n’inventa ces véhicules aux ailes de toile qui permettent aux marins de courir les mers. Et l’infortuné qui a pour les mortels trouvé telles inventions ne possède pas aujourd’hui le secret qui le délivrerait lui même de sa misère présente! (…) ceux qui tombaient malades n’avaient point de remèdes ni à manger ni à s’appliquer ni à boire, ils dépérissaient, jusqu’au jour où je leur montrai à mélanger les baumes cléments qui écartent toute maladie. Je classai aussi pour eux les mille formes de l’art divinatoire. Le premier je distinguai les songes que la veille doit réaliser et je leur éclairai les sons chargés d’obscurs présages et les rencontres de la route. Je déterminai fermement ce que signifie le vol des rapaces, ceux qui sont favorables ou de mauvais augure, les moeurs de chacun, leurs haines entre eux, leurs affections, leurs rapprochements sur la même branche; et aussi le poli des viscères, les teintes qu’ils doivent avoir pour être agréables aux dieux, les divers aspects propices de la vésicule biliaire et du lobe du foie. Je fis brûler les membres enveloppés de graisse et l’échine allongée pour guider les mortels dans l’art des présages, et je leur rendis clairs les signes de flamme jusque là enveloppés d’ombre. Voilà mon oeuvre. Et de même les trésors que la terre cache aux humains, bronze, fer, or et argent, quel autre les leur a donc révélés avant moi? Personne, je le sais (…) Oui, j’ai délivré les hommes de l’obsession de la mort. (…) J’ai installé en eux les aveugles espoirs ».

 

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Théodore Rombouts – Prométhée sur son rocher (le peintre a dû penser qu’à cette époque le foie était à gauche…)

 

Les deux versions du mythe parviennent en définitive à la même conclusion. La race humaine est faible. Elle n’est pas naturellement pourvue, comme les (autres) animaux, des qualités nécessaires à sa survie. Il lui faut, pour survivre, l’usage de toutes les techniques, que Prométhée lui fournit avec le feu. Elle est donc désormais  armée des outils  nécessaires pour donner libre cours à l’hubris qui s’est alors emparée d’elle et l’a menée au seuil de l’anéantissement dans l’illusion des «  aveugles espoirs »  du progrès, car, bien que pourvue de tous les arts, écrit Platon, il lui manque « l’art politique », celui de bien se gouverner, qui fait l’objet de la suite du Protagoras.

Héraclite a écrit: « la Nature aime à se cacher » . Mais l’attitude prométhéenne, qui a consisté à arracher à la nature ses secrets pour obtenir d’elle des effets étrangers à ce que l’on considère comme ses propriétés naturelles et ce jusqu’à la procréation elle même, afin de la dominer et de la modifier pour l’exploiter,  cette attitude a eu une influence profonde sur la destinée humaine. Porteuse de progrès extraordinaires pour la qualité de vie des hommes, elle y est parvenue au point d’épuiser la planète et de la porter au seuil d’un anéantissement qui n’est plus qu’une question de temps, en retournant contre elle ses mécanismes les plus intimes, comme Icare brûlant ses ailes à la chaleur du soleil, ou Phaeton semant les catastrophes dans le ciel en conduisant le char du Soleil qu’il ne maîtrise plus.

Nietzsche voyait dans le mythe du Prométhée enchaîné tel qu’il est rendu dans la tragédie d’Eschyle, « l’hymne par excellence de l’impiété (…) un sacrilège, une spoliation de la nature divine (…) d’un côté l’incommensurable souffrance de l’individu dans son audace solitaire, de l’autre la détresse divine qui voit sa puissance lui échapper, voire le pressentiment d’un crépuscule des dieux (…). Il se pourrait même », écrit Nietzsche, «  que ce mythe eut pour l’âme aryenne la même signification que le mythe de la chute et du péché originel  pour l’âme sémitique ».

 Etrange personnage que Prométhée, dieu révolté contre les siens, Christ avant l’heure crucifié sur un rocher pour avoir « trop aimé les hommes », première lueur crépusculaire étendue sur le banquet encore fumant des dieux.

 

Pour en savoir plus

 

JP Vernant. A la table des hommes. Mythe de fondation du sacrifice chez Hésiode in La cuisine du sacrifice en pays grec. Oeuvres. vol.1. Opus. Seuil.

Hésiode.  Théogonie. http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/hesiode/theogonie.htm

Platon. Protagoras.  Oeuvres complètes. Vol.1. Bibliothèque de La Pléiade. Editions Gallimard, 1950.

Eschyle. Prométhée enchaîné.  Les Belles Lettres. 2010.

Nietzsche. Naissance de la Tragédie. Folio Essais. Gallimard.

L. Ferry. Mythologie & Philosophie 1. J’ai lu. Editions Plon. 2016

 

 

La Création du Monde selon Hésiode.

 Je veux dire les formes changées en nouveaux corps.

Dieux, vous qui faites les changements,

Inspirez mon projet et du début du monde

Jusqu’à mon temps faites courir un poème sans fin.

Ovide.  Métamorphoses.I.

On a toujours voulu savoir comment tout a commencé. En l’absence des connaissances scientifiques actuelles, qui attribuent la « naissance du monde » à des phénomènes physiques peu compréhensibles pour le commun des mortels, pendant des millénaires, l’homme s’est raconté des récits qui lui permettaient d’imaginer des commencements dans un langage qui était le sien et auquel il pouvait s’identifier. Ce sont les mythes cosmogoniques. Ces récits ne sont pas aléatoires. Ils comportent des constantes que l’on retrouve dans différentes régions du monde.

Mircea Eliade distingue quatre grandes catégories de mythes cosmogoniques: les mythes décrivant la création du monde par la pensée, le verbe, ou l’« échauffement » d’un dieu ; les mythes du « plongeon cosmogonique », où un personnage mythique plonge au fond de l’Océan primordial pour en rapporter un peu de glaise à partir de laquelle il forme la Terre ; la création par le démembrement d’un géant ou d’un monstre marin ; enfin, la création par la division d’une substance primordiale indifférenciée[1]. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient la Théogonie d’Hésiode, le mythe cosmogonique de la Grèce archaïque.

Les cosmogonies antiques sont des généalogies. Un dieu primordial engendre le monde. La Théogonie commence par l’apparition de mystérieuses instances primordiales qui engendrent à partir d’elles-mêmes, par scissiparité, les éléments de l’Univers puis, en union avec eux, les générations successives des dieux qui personnifieront tous les éléments d’un Cosmos (Κόσμος) organisé. Le Cosmos constituera ainsi une sorte de grande famille, dont les rapports ne seront pas nécessairement très fraternels et où les humains seront des sous-produits aléatoires. Cette substance-mère de nature indéterminée connaîtra un avenir fécond dans la pensée des philosophes présocratiques ce qui valut à Hésiode d’être qualifié de « premier des présocratiques ».

Faisant paître ses moutons au pied du mont Hélicon, la demeure des Muses, Hésiode leur adresse un hymne. Les neuf Muses sont le fruit de neuf nuits d’amour que leur mère Mnémosyne, la déesse de la Mémoire « qui connaît et chante le passé comme s’il était toujours là »[2], a passées avec Zeus. « A elle, neuf nuits durant, s’unit le prudent Zeus, loin des Immortels, dans sa couche sainte. Et quand vint la fin d’une année et le retour des saisons, elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en leur poitrine souci que de chant »[3]. C’est à elles que s’adresse Hésiode car elles seules connaissent les secrets du passé et de l’avenir.

« Salut, enfants de Zeus, s’exclame-t-il, donnez-moi un chant ravissant (…) dites-nous comment, avec les dieux, naquirent d’abord la terre, les fleuves, la mer immense aux furieux gonflements, les étoiles brillantes, le large ciel là-haut ; puis ceux qui d’eux naquirent, les dieux auteurs de tous bienfaits, et comment ils partagèrent leurs richesses, comment entre eux ils répartirent les honneurs, et comment ils occupèrent d’abord l’Olympe aux mille replis. Contez-moi ces choses, ô Muses, habitantes de l’Olympe, en commençant par le début, et de tout cela, dites-moi ce qui fut en premier. »[4]

La Théogonie d’Hésiode commence par le mythe cosmogonique de l’apparition de mystérieuses instances primordiales qui engendrent à partir d’elles-mêmes, par scissiparité, les éléments de l’Univers puis, en union avec eux, les générations successives des dieux qui personnifieront tous les éléments d’un Cosmos (Κόσμος) organisé [5]. Le Cosmos constituera ainsi une sorte de grande famille, dont les rapports ne seront pas nécessairement très fraternels et où les humains seront des sous-produits aléatoires. Cette substance-mère de nature indéterminée connaîtra un avenir fécond dans la pensée des philosophes présocratiques qui la décomposeront successivement en différents éléments jusqu’à l’atome, ce qui a fait attribuer à Hésiode le qualificatif de premier des présocratiques[6], et contredit la théorie longuement soutenue du « miracle grec » par lequel on entendait l’apparition miraculeuse de la raison, le λόγος, sans transition avec la mythologie, le μύθος.[7]

Ainsi le merveilleux pensait-il déjà, dans un autre langage, comme la science naissante.

Avant Hésiode, Homère avait attribué la naissance du monde et des dieux, déjà par le moyen de la génération, au couple Okéanos (Ωκεαηος) et Thétys (Θέτις)[8]. Okéanos est l’Océan primordial qui dans l’Iliade entoure le monde de ses eaux, et Thétys est son épouse. Dès avant Thalès,[9] Homère avait placé l’élément liquide à l’origine des dieux et du monde[10] :  au chant XIV Héra, l’épouse de Zeus, déclare : « Je m’en vais aux confins de la terre féconde visiter Océan, le père des dieux, et Thétys, leur mère » [11], « faisant ainsi de toutes choses une progéniture de l’écoulement et du mouvement » écrira Platon[12]. Okéanos demeurera pour Hésiode ce courant d’eau circulaire qui entoure le monde, et qui, pour citer Vernant, « le ceinture d’un flot incessant à la façon d’un fleuve dont les ondes, après un long parcours, feraient retour aux sources dont elles sont issues pour les alimenter sans fin ». Il formera « les limites de la terre, conçues comme des liens qui tiennent enserré l’univers ».  Pénétrant le monde souterrain, il alimentera « les sources, les fontaines, les puits, les fleuves qui apportent la vie à la surface du sol ».[13]

Unie d’amour à Océan Thétys enfanta les Océanines, leurs filles. Généreuse, elle lui en fit trois mille. L’aînée, la terrible Styx (Στύξ), sera un des fleuves de l’Enfer dont Zeus voulut qu’il fût « le grand serment des dieux », le serment de fidélité des dieux à Zeus. « Là, réside une déesse odieuse aux Immortels, la terrible Styx, fille aînée d’Okéanos, le fleuve qui va coulant vers sa source. (…) Quiconque parmi les Immortels, maîtres des cimes de l’Olympe neigeux, répand cette eau pour appuyer un parjure reste gisant sans souffle une année entière. Jamais plus il n’approche de ses lèvres, pour s’en nourrir, l’ambroisie et le nectar». [14]

Mais si les personnages divins de la famille olympienne habitent déjà le ciel d’Homère, c’est de façon éparse, sans lien, apparaissant au gré des évènements de l’épopée. Hésiode en a fait un système cohérent, « cet arrangement des choses qui s’appelle un cosmos »[15].

Et les Muses entament leur récit.

« Donc avant tout fut Chaos ; puis Gaïa aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Eros, le plus beau parmi les dieux immortels »[16]. Cette triade originelle, Chaos, Gaïa et Eros, constituera les dramatis personae de la Création, les Puissances dont le monde sera issu.

Mais qu’étaient ces trois Puissances ?

Chaos le mystérieux

C’est le premier élément à venir à être. On a beaucoup spéculé sur la nature de Chaos qu’Hésiode ne définit pas. Le mot de « chaos » signifie béance, vide, ouverture béante. Immatériel, il n’est fait d’aucun des quatre éléments qui constitueront la matière de l’univers, à savoir le ciel, la terre, l’eau et le feu. On a longtemps imaginé qu’il représentait l’espace entre le ciel et la terre, mais ceci contredit la chronologie hésiodique qui le place avant leur apparition.

Pour certains, Chaos représenterait un état intermédiaire entre l’existence et le néant, indifférencié, sans forme et sans limites, et, de même que les ténèbres sont l’opposé de la lumière, il serait l’opposé des masses cosmiques qui se développeront successivement. Il n’est composé d’aucune matière et ne peut être identifié à rien de concret existant dans la nature.[1]

Cet être précosmique, ce « quelque chose » qui existe avant le monde et qui n’est pas le monde, est présent sous diverses formes dans toute la pensée grecque et dans de nombreuses cosmologies. On l’a comparé à l’apeiron (ἂπειρον) d’Anaximandre, un des premiers philosophes présocratiques, une mystérieuse substance illimitée qui serait à l’origine de tout ce qui existe ce qui prouve, pour le grand helléniste anglais Cornford, la continuité de la pensée entre les théologiens et les philosophes présocratiques[2]. Dans le Timée, Platon décrit un être qui « de tout devenir est le réceptacle », la place de chaque être qui existe, « car tout ce qui est doit être quelque part »[3].

Chaos symboliserait ainsi un état pré-cosmique, un abîme béant, vide et ténébreux, immatériel, à partir duquel ou dans lequel apparaîtrait la manifestation cosmique.

Gaïa la Mère

Gaïa (Γαῖα) est l’instance la plus évidente du processus cosmogonique. C’est une entité cosmique qui évoque l’antique image de la Terre-Mère aux larges flancs, universelle, figure divine vénérée depuis le début des temps comme étant à l’origine de tout ce qui est vivant dans le monde, hommes, bêtes et plantes nourricières.  Elle appartient à ces premières divinités de l’histoire, féminines et matriarcales, qui par la suite devront céder le règne divin aux hommes.  Solide, « assise sûre à jamais offerte aux Immortels, et à tous les vivants »[17], elle s’étend, immense, des sommets de l’Olympe jusqu’au fond du Tartare. « Elle est la mère, l’ancêtre qui a enfanté tout ce qui existe, sous toutes les formes et en tous lieux »[18]. Figure familière.

Eros

On peut par contre s’interroger sur le rôle qu’Eros (Ἤρως), le plus beau des immortels, ce dieu de l’amour que nous connaissons tous, qui rompt les membres[19]par l’émotion qu’il provoque, on peut s’interroger sur le rôle qu’il pouvait bien avoir dans cette aube de l’Etre où les sexes n’existaient pas encore. Le rôle de l’Eros primordial sera justement d’exercer sa puissance divine pour faire exprimer à ces grandes instances originelles toute la vie qu’elles portent en elles et initier ainsi le mouvement de la Genèse, car comme l’écrira Aristote, qui a tout dit, « il fallait bien que se trouvât dans les êtres une cause capable de donner le mouvement et l’ordre aux choses ! »[20]. Eros représente donc, pour citer Vernant, « une puissance génératrice antérieure à la division des sexes et à l’opposition des contraires. C’est un Eros primordial en ce sens qu’il traduit la puissance de renouvellement à l’œuvre dans le processus même de la genèse, le mouvement qui pousse d’abord Chaos et Gaïa à émerger successivement à l’être puis, aussitôt nés, à produire à partir d’eux-mêmes quelque chose d’autre »,[21] le « principe des accouplements » qui suivront[22].

 Par le nom d’Eros, écrit Paul Mazon, les anciens entendaient cette « force mystérieuse qui leur semblait pousser les éléments de la matière les uns vers les autres pour créer toujours des êtres nouveaux, conception qui reparaîtra dans la philia (φιλία) d’Empédocle[23] et qui ne cessera de hanter l’imagination des poètes de tous les temps. »[24]

Tel était et tel sera toujours Eros.

Les principes étant en place, ils se divisent aussitôt. « Terre d‘abord enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière, Ouranos (Ούρανός), le Ciel étoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais. Elle mit aussi au monde les hautes montagnes, plaisant séjour des déesses les Nymphes, habitantes des monts vallonnés. Elle enfanta aussi la mer inféconde aux furieux gonflements, Pontos (Πόντος), sans l’aide du tendre amour », toutes choses dont elle portait en elle les principes.

Ici s’achève la première phase de la cosmogonie avec l’apparition de la Terre, du Ciel et de la Mer, les éléments constitutifs de la nature. Selon Homère, à la troisième génération divine, ce monde fut réparti entre les trois fils de Cronos (Κρόνος)[29], lui même fils d’Ouranos et de Gaïa : Zeus (Ζεύς) pour l’ouranien, Hadès (Αίδης) pour les ténèbres sous terraines, et Poseïdon (Ποσειδάων) pour le royaume marin. Dans le chant XV de l’Iliade, Poséidon raconte : « Nous sommes trois frères, issus de Cronos, enfantés par Rhéa : Zeus et moi, et, en troisième, Hadès, le monarque des morts. Le monde a été partagé en trois ; chacun a eu son apanage. J’ai obtenu pour moi, après tirage au sort, d’habiter la blanche mer à jamais ; Hadès a eu pour lot l’ombre brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein éther, en pleins nuages »[30].

Clémence Ramnoux y voit la structure spatiale de l’homme grec, trois royaumes étagés, « le royaume ouranien en haut, le royaume ténébreux en bas, le royaume marin tout autour ».[31] L’ombre brumeuse évoquée par Poseidon représente les ténèbres des espaces sous-terrains où se trouvent les Enfers, le royaume d’Hadès. Au milieu se trouve la terre, une « no god’s land »[32] qui sera l’habitat de l’humanité mortelle, aux dépens de laquelle se joueront les jeux de pouvoir des domaines divins.

Jusque-là le processus cosmogonique s’est limité à la séparation spontanée des différents éléments du monde. Une fois ces éléments créés et les sexes départagés la cosmogonie se poursuit désormais par l’union de deux principes de sexe opposé.

Mais ce ne sera pas plus simple pour autant.

La Terre fait le Ciel aussi immense qu’elle, afin qu’il la recouvre et l’enveloppe tout entière. De leur étreinte ininterrompue naît la première génération des dieux, d’abord les douze Titans, six garçons et six filles, dont le premier est, chez Hésiode, Okéanos, le fleuve qui encercle la Terre dont Homère avait fait le père des dieux. Suivent une succession d’êtres monstrueux : les trois Cyclopes « au cœur violent, à l’âme brutale, … en tout pareils aux dieux, si ce n’est qu’un seul œil était placé au milieu de leur front », et les trois Hékatonchires : « Ceux-là avaient chacun cent bras, qui jaillissaient, terribles, de leurs épaules, ainsi que cinquante têtes, attachées sur l’épaule à leurs corps vigoureux. Redoutable était la puissante vigueur qui complétait leur énorme stature »[33]. Des êtres d’une force irrépressible car ces premières créatures, bien que divines, sont encore proches de la violence et du désordre du Chaos originel.

« C’étaient de terribles fils qui étaient nés de Terre et de Ciel, et leur père les avait en haine dès le premier jour [34] ». A mesure qu’ils naissent, Ouranos les repousse dans les flancs de la Terre, et Gaïa souffre, immense, alourdie par la charge de tous ces enfants. Vautré sur elle, Ouranos interrompt la genèse et empêche l’alternance du jour et de la nuit. A peine entamée, la genèse est bloquée.

Se produit alors le crime fondateur. Gaïa, exaspérée, médite une « cruelle et perfide vengeance » vis à vis d’Ouranos. Elle s’adresse à ses enfants enfermés dans son ventre : « Fils issus de moi et d’un furieux, si vous voulez m’en croire, nous châtierons l’outrage criminel d’un père, tout votre père qu’il soit, puisqu’il a le premier conçu oeuvres infâmes. Elle dit, et la terreur les prit tous, et nul d’eux ne dit mot. »[35]. Et c’est ici qu’apparaît un personnage destiné à jouer un grand rôle dans cette histoire, Cronos (Κρόνος), le plus jeune des Titans, « le dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants, qui prit en haine son père florissant ».[36] Il répond à sa mère. « C’est moi, mère, je t’en donne ma foi, qui ferai la besogne. D’un père abominable je n’ai point de souci, tout notre père qu’il soit, puisqu’il a le premier conçu œuvres infâmes ».

A ces mots « l’énorme Terre en son cœur ressentit une grande joie ». Elle remet entre les mains de son jeune fils une faulx énorme, longue et acérée, qu’elle a elle-même fabriquée « et lui enseigne tout le piège. Et le grand Ciel vient, amenant la nuit ; enveloppant Terre, tout avide d’amour, le voilà qui s’approche et s’épand en tous sens ». C’est alors que « le fils, de son poste, étend la main gauche, tandis que de la droite il saisit l’énorme, la longue serpe aux dents aiguës, et, brusquement, il fauche les bourses de son père, les jetant ensuite, au hasard, derrière lui »[37].

Le Ciel, violemment arraché à la Terre, s’en sépare à jamais se fixant tout en haut du monde. La lumière envahit l’espace, le premier jour naît, le Cosmos est constitué. Tenant en sa main gauche le sexe tranché de son père, Cronos le jette derrière lui. Ce geste fera, pour toujours, de la main gauche la « mauvaise main », la sinistre. L’organe sanglant retombe d’abord sur la Terre, puis répand sa semence jusque dans la mer, fécondant ainsi Terre et Mer. S’éloignant à jamais de Gaïa, Ouranos lancera à ses fils une malédiction dont l’écho retentira au long des siècles. « Le père, le vaste ciel, les prenant à parti, aux fils qu’il avait enfantés donna le nom de Titans[38] : à tendre trop haut le bras, ils avaient, disait-il, commis dans leur folie un horrible forfait, et l’avenir en saurait tirer vengeance « [39]. Car étendre le bras ou la main était un signe de révolte. Eve aussi étendra la main pour cueillir le fruit de l’arbre interdit.

Cronos libère ses frères des entrailles de leur mère, et les enfants de Gaïa et Ouranos rendus à la lumière, tous les éléments nécessaires à l’achèvement du processus de création sont désormais en place. Le temps reprend son cours. La genèse peut se poursuivre.

Quelques mots sur Cronos. En grec, chronos veut dire temps, et tant que Cronos était enfermé dans le sein de sa mère le Temps s’était arrêté et la Genèse était interrompue. La castration d’Ouranos permet ainsi non seulement la naissance de l’espace et de la lumière mais aussi la reprise de l’écoulement du temps, la succession des générations divines et avec elles la poursuite de la genèse. C’est peut-être la raison pour laquelle on a donné à Cronos le nom du Temps.

La séparation violente du Ciel et de la Terre, initialement soudés comme un oeuf, est un acte de création qui se retrouve dans de nombreuses cosmogonies. D’après Clémence Ramnoux, « le coup de serpe castrateur appartiendrait à un vieux matériel des mythes de la création »[40]. En Egypte Geb, dieu de la Terre et Nut, déesse du Ciel s’aimèrent tant que Chou, dieu de l’air, qu’ils avaient engendré, dut les séparer, arrachant là aussi le ciel à la terre. En Chine, le Yin et le Yang dériveraient de chaque moitié d’un Chaos qui se coupe lui-même en deux pour constituer le ciel et la terre. Retrouver un geste de création similaire s’étendant sur une telle échelle d’espace et de temps signifie qu’il s’agirait d’un mythème, une représentation collective à l’origine de mythes, que Cornford a attribuée au collective mind et C.G.Jung à l’ inconscient collectif de l’humanité.

La descendance du membre castré d’Ouranos fut sombre. Elle réalisa la malédiction lancée par Ouranos mutilé à ses enfants. « Ce ne fut pas pourtant un vain débris qui lors s’enfuit » de la main de Cronos. « Des éclaboussures sanglantes en avaient jailli. La Terre les reçut toutes, et avec les années, elle fit naître les puissantes Erynies, les puissants Géants aux armes étincelantes, qui tiennent entre leurs mains de longues javelines, et les Nymphes aussi qu’on nomme Méliennes, sur la Terre infinie[41] ».

Les trois Erynies, ou Furies, étaient les terribles déesses de la Justice et de la Vengeance des crimes commis contre la personne des parents, appelées aussi Euménides, ou encore Bienveillantes par Eschyle[42]. Les Erynies, au corps ailé et à la chevelure entremêlée de serpents habitaient le sombre Tartare, dont elles surgissaient, « chiennes enragées des enfers, aux yeux distillant le sang, pareilles aux harpies noires et hideuses » apportant avec elles les ténèbres, brandissant des fouets et des torches, poussant d’effroyables aboiements semblables à ceux des singes hurleurs du Honduras qui terrorisent la nuit les voyageurs endormis, pour veiller à l’accomplissement de la Justice. De ce sang naquirent aussi les Géants, voués à la violence et à la guerre meurtrière, et les Meliades, Nymphes des Frênes qui ont également une vocation guerrière, les lances dont se servent les guerriers, celle avec laquelle Achille tuera Hector, étant faites du bois des frênes.

« Quant’aux bourses, à peine les eut-il tranchées avec l’acier et jetées de la terre à la mer au flux sans repos, qu’elles furent emportées au large, longtemps, et, tout autour, une blanche écume sortait du membre divin. De cette écume une fille se forma », qui, voyageant sur les ondes aborda d’abord à Cythère, puis à Chypre où elle se fixa, « et c’est là que prit terre la belle et vénérée déesse qui faisait autour d’elle, sous ses pieds légers, croître le gazon et que les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite », parce qu’elle naquit de l’écume des mers, aphros (ἀφρός) en grec. Aussitôt, l’Amour, Eros, et le beau désir, Himeros, lui firent cortège. Première femme de la lignée des dieux, déesse ouranienne proche de la violence de ses demi-frères les Titans, Aphrodite, née d’un organe générateur, sans mère, sacrée déesse de l’amour et du désir, initie le moment où la reproduction s’opérera désormais par l’union de deux principes contraires, le masculin et le féminin, attirés l’un à l’autre par la force d’Eros et Himéros, mais distincts et opposés. Pour les philosophes présocratiques le monde s’organisera par le mélange ou l’opposition de contraires comme le chaud et le froid, le mouillé et le sec. Pour Cornford, les sexes auront été les premiers contraires.

Ainsi, de la fécondité désormais abolie du sexe tranché d’Ouranos, sont nés, d’une part la haine, la violence et les massacres, mais aussi, de l’écume des mers, le principe féminin, avec la beauté, le désir et la séduction, mais aussi le mensonge et la tromperie.

Voilà pour la descendance d’Ouranos.

Les enfants de la Nuit

Une autre lignée d’êtres apparaît avec la descendance de Chaos. Ils sont d’une tout autre nature que la lignée issue de Gaïa, ce sont les êtres de la négativité de l’existence, les éléments chaotiques du monde. Chaos donne naissance, lui aussi par la division de sa propre substance, au ténébreux Erèbe (Ερεβός) et à la noire Nuit (Νύξ). La progéniture de Nuit constituera une lignée d’enfants parallèle à celle de Gaïa et Ouranos, mais qui représentera son contraire, à savoir tous les éléments néfastes et redoutables de l’univers, en un mot le Tragique et le Mal. Nuit enfanta Moros (Μόρος) la mort, la noire Kère (Κήρ) l’esprit vengeur du mort, Thanatos (Θάνατος) le trépas, son frèreHypnos (Υπνος) le sommeil et la race des Songes (φύλη Ονείρον), puis Sarcasme et Détresse ( Μώμος et Οἴζύς).

Suivent trois entités féminines, les Hespérides, gardiennes des Portes du Soir, où Jour et Nuit se croisent, et par où Sommeil et Mort, qui vont de pair, se répandent, les Moirai et les Kères et de multiples autres.

Hésiode est le premier penseur de la Grèce qui propose une vision organisée bien que mythique de l’univers divin et humain. Si Homère avait le premier parlé des dieux et de leurs multiples interventions dans les affaires humaines, l’oeuvre d’Hésiode crée pour la première fois une mythologie « à la fois mystique et savante, poétique et abstraite, narrative et systématique, traditionnelle et personnelle » avec « toute la finesse et toute la rigueur d’un système philosophique mais qui reste encore entièrement engagée dans le langage et le mode de pensée propres au mythe » [43]

[1] C.Ramnoux. Trois essais sur Hésiode in La Nuit et les enfants de la Nuit. Champs. Flammarion. p.77

[2] Vernant JP. op.cit. p.1975

[3] Hésiode. Théogonie 55-61. Les Belles Lettres 2019. Trad. Paul Mazon (mod.)

[4] Ibid. 104-115

[5] Κόσμος signifie ‘monde organisé’ par opposition à Κάος, le Chaos.

[6] Rowe, C. J. “’Archaic Thought’ in Hesiod.” The Journal of Hellenic Studies, vol. 103, 1983, pp. 124–135. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/630532.

[7] Cornford FM. Pattern of Ionian Cosmogony in Principium Sapientiae Harper Torchbooks, Harper & Row 1965.

[8] A ne pas confondre avec Thétis, la mère d’Achille, d’apparition plus tardive dans les générations divines.

[9] Thalès de Milet, premier des philosophes présocratiques, avait attribué la nature du monde à l‘eau.

[10] JP. Vernant. Cosmogonie in Entre mythe et politique. Œuvres. T.II. Opus. Seuil.

[11] Homère. Iliade XIV 200-1. Classiques en poche. Les Belles Lettres. Ed bilingue.

[12] Platon. Théétète 152e. In Œuvres complètes. Encyclopédie de la Pléiade T.II Gallimard 1950.

[13] JP.Vernant. op.cit. p.1967

[14] Hésiode op.cit. 775-807

[15] C.Ramnoux. Mythologie ou la famille olympienne. In Œuvres. Les Belles Lettres, tome 1. 2020 p.631

[16] Ibid. 116-120

[17] Hésiode op.cit. 116-122

[18] JP. Vernant. op.cit .p.1971

[19] Hésiode op.cit. 120

[20] Aristote Métaphysique.T.1 Bibliothèque des textes philosophiques. J.Vrin. A4 984b 29-31

[21] JP.Vernant. op.cit. p.1973-4.

[22] Ramnoux C. Trois essais … op.cit. p.81

[23] Empédocle avait attribué la nature du monde aux quatre éléments qui se combinaient ou se repoussaient selon l’Amour ou la Haine, Philia (φιλία) ou Neikos (νεῐκος).

[24] Mazon P. Notice. Théogonie. op.cit. p.27

[25] Hésiode op.cit. 739-43.

[26] v. Cornford FM. Principium sapientiai. …

[27] Vernant JP. op.cit.p. 1970

[28] Bussanich J. op.cit. p.215

[29] Cronos était le plus jeune fils de Gaïa et Ouranos, v. plus loin.

[30] Homère Iliade XV 187-194 Classiques en Poche no.35. Ed. bilingue. Les Belles Lettres. Paris 2015

[31] Ramnoux C.

[32] Ibid. op.cit p. 630

[33] Hésiode op.cit. 153

[34] Ibid.154-7

[35] Ibid.163-6

[36]Ibid.136-9

[37] Ibid.163-82

[38] De titainondas : étendre le bras.

[39] Ibid. 207-11

[40] Ramnoux C. Trois essais sur Hésiode op.cit. p.76

[41] Dans certaines cosmogonies primitives, les Nymphes Méliennes, c’est-à-dire les Nymphes des Frênes, étaient les mères de la race humaine. Hésiode, op.cit.,183-8, v.note 1.

[42]  Ce qui explique peut-être le titre du terrible roman de Jonathan Littell, « Les Bienveillantes », Gallimard.

[43] JP. Vernant L’Univers, les Dieux, les Hommes. Oeuvres I. Opus. Editions du Seuil, 2007 et Cosmogonie, op.cit.p.1969

Avertissement


« … and it is to the Greeks that we turn, when we are sick of the vagueness, of the confusion … of our own age ».

Virginia Woolf

Gaston Bachelard écrit que « Le mythe puise dans sa préhistoire les thèmes éternels sur lesquels ensuite il brode mille variations différentes ». La Grèce archaïque est la Grèce d’avant Socrate, d’avant Platon, c’est la Grèce d’Homère, de la mythologie, de la naissance de la philosophie sur les rivages d’Asie Mineure. C’est la Grèce des commencements. C’est dans la Grèce archaïque que se situe ce travail.

Aristote écrira plus tard que «  la science à acquérir est celle des causes premières » (Métaphysique A3.24 trad. J.Tricot). et ce sont ces causes premières qu’Hésiode demande aux Muses de lui révéler dans l’ invocation qui ouvre sa Théogonie« Muses habitantes de l’Olympe, révélez-moi l’origine du monde et remontez jusqu’au premier de tous les êtres ». La Théogonie est ainsi le premier récit occidental de la Création du monde. Il apparaît en Grèce au VIIè siècle av. J.C. C’est un récit religieux, qui attribue une personnalité divine aux éléments premiers qui émergent du néant et desquels se détachent  les corps qui engendreront l’Univers sous la forme de dieux.

Les images des mythes et des légendes engendrés par cette pensée « matinale » sont d’une force poétique envoûtante et ce voyage aux origines  de notre culture est aussi enrichissant que  fascinant.

Le retour vers ces légendes extraordinaires et l’émerveillement ressenti devant ces images d’une poésie aujourd’hui disparue est un bonheur, et comme l’écrit Virginia Woolf, un réconfort.

Ces textes n’ont aucune prétention scientifique ou universitaire. C’est pourquoi je serais reconnaissante aux lecteurs plus avertis que moi de me signaler les erreurs ou les inexactitudes qu’ils contiennent. Elles sont sûrement nombreuses.

Les textes ne sont pas définitifs. Ils sont fréquemment remaniés et certains titres ont été modifiés, voire retirés pour révision. Ainsi ne revêtent-ils pas « l’identité immuable et pétrifiée de l’écriture » dénoncée par Platon dans le Mythe de Theuth. C’est « a work in progress ». Ils ne sont pas en ordre chronologique. Les citations sont en VO quand il s’agit de langues connues de moi.

Enfin, paraphrasant Anatole France,  pour  « traiter convenablement » la mythologie, j’ai longuement cité les grands hellénistes comme les grands hellènes, « me rappelant qu’il ne faut pas apporter des chouettes à Athènes » .

Bonne lecture et merci de vos avis et critiques.