La parole ou l’écriture : le Mythe de Theuth ou la Réminiscence

Car en fin de compte, chercher et apprendre ne sont au total qu’une remémoration.

Platon

Dans le dialogue de Phèdre Platon aborde notamment le problème de la valeur de l’écriture par rapport à celle de la parole pour amener les hommes à la connaissance vraie. Il se sert pour cela d’un mythe car souvent, et bien qu’il les qualifiât de contes de bonne femme, lorsqu’il voulait faire passer un message particulier, ou difficile, Platon se servait de l’allégorie du mythe, auquel il attribuait une force persuasive plus importante que celle de la seule raison, et une compréhension plus facile des questions philosophiques.

Il s’agit ici du mythe de Theuth.

Platon emprunte ici à la mythologie égyptienne. Il y avait à Hermopolis un dieu nommé Thoth, que Platon appelle Theuth. Ce dieu avait pour emblème l’ibis, et entant qu’ibis, il couva l’oeuf dont sortit l’univers. Mais il était aussi le dieu de l’Intelligence et du Verbe divin, et il inventa l’écriture. Muni de cette invention au grand avenir, Theuth se rendit devant Thamous ou Ammon, le Dieu-Roi des Thébains, son père. Il lui présenta son travail et lui enjoignit d’en faire profiter son peuple car « Voici, ô Roi, le savoir qui fournira aux Egyptiens plus de science et plus de mémoire, car du défaut de science et de mémoire le remède a enfin été trouvé ».

Contre toute attente, Ammon répondit : « Ô Theuth, découvreur d’arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d’un art, autre celui qui l’est, d’apprécier quel en est le lot de dommage ou d’utilité pour les hommes appelés à s’en servir (…)  Toi, en ta qualité de père des lettres et de l’écriture, tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir qui est le contraire de celui qu’il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; parce que confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, et non point dedans, grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir ; ce n’est donc pas pour la mémoire, mais plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède »[1].

Car pour Platon, la véritable connaissance est celle «de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d’un Dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle et qu’à présent nous appelons ‘être’. »[2]

Le dieu Thot à la tête d’Ibis

Quelles sont ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, qui seules ont une existence réelle et sont l’objet de la connaissance véritable ? Et comment pouvons-nous, nous qui ne cheminons guère dans l’espace avec les dieux, nous en ressouvenir ? Car « pour se ressouvenir de quelque chose, il faut bien qu’auparavant, à un moment quelconque, on l’ait su ! »

Comment l’aurait-on su ?  

Pour comprendre la profondeur du message du mythe de Teuth, il nous faut nous pencher sur la signification de l’âme pour Platon, sur laquelle il a bâti sa théorie de la Connaissance.

L’Âme de Platon

« Les mythes de Platon sont les mythes de l’âme ».[3]

Au-dessus du monde sensible, dans lequel nous évoluons, Platon voit un monde éternel, qui n’a ni début ni fin, celui de l’Etre dont notre monde sublunaire tire son existence. Dans ce monde immuable, situé au-dessus de la voûte céleste, résident les Idées (ιδέα), ou Formes intelligibles (νοούμενα) qui sont les archétypes du monde des humains. Pour Platon, la réalité de notre monde est composée de la totalité des Idées, et tout phénomène existant dans ce bas monde aspire à devenir ce qui est son Idée correspondante, c’est-à-dire parfait. Ces Idées, qui résident hors du monde, ne sont pas accessible par les sens, mais seulement par l’intellect [4].

C’est ici qu’intervient l’âme (ψυχή).

L’âme est l’élément central de la métaphysique platonicienne. C’est un sujet immense qui n’est ici qu’effleuré. Platon s’est inspiré de la doctrine d’Orphée et de Pythagore qui voulaient que l’âme soit immortelle et qu’elle se réincarne après la mort de son hôte dans un autre hôte qu’elle vient animer, pas nécessairement un humain. C’est la théorie de la palingénésie ou naissances successives des âmes, également appelée métempsycose. On raconte qu’un jour Pythagore s’est opposé à ce qu’on batte un chien qui aboyait trop parce que ç’aurait pû être son grand-père …

Platon voit dans l’âme le principe de la vie et du mouvement (κινμσις), car il n’y a pas de vie sans mouvement. Comme tout principe ou commencement (ἀρχή), l’âme est inengendrée (ἀγένητον) et se meut elle-même. Selon Aristote, l’âme est « le moteur par excellence »[5]. En outre, l’âme de Platon est immortelle car ce qui se meut soi-même est éternel (άδεικίνητον ἀθάνατον).  En effet, si l’âme venait à disparaître, tout mouvement s’arrêterait et avec lui le monde, et « ce serait un affaissement du ciel tout entier »,[6] « le ciel et la terre se confondraient »[7], ramenant l’univers à son état premier, la confusion des éléments et le chaos, hantise des Anciens. Donc, puisque qu’il est impossible que le mouvement de l’univers s’arrête, l’âme, qui en est le principe et le moteur, est nécessairement immortelle et dans un mouvement perpétuel.

Dans le Phèdre, Platon a représenté l’âme comme un attelage de deux chevaux, un blanc, l’autre noir, menés par un cocher, l’un et l’autre soutenus par des ailes. C’est ce qu’on a appelé la Tripartition de l’âme. Le cocher représente la raison, (νοῦς), le cheval blanc les passions nobles, le noir les passions tristes. C’est à nous de savoir maintenir l’équipage, c’est-à-dire notre âme ou nous-mêmes, en harmonie.

Or lorsque les attelages sont conduits par un dieu, ils sont faciles à diriger car les deux chevaux avancent d’un pas harmonieux. Mais « chez nous » les mortels, il y a du mélange. Si l’un des chevaux, le blanc, est beau et bon, de même que sa composition, l’autre peut être  » une bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme est contraire sa nature » .[8] Ils entrent en conflit car le cheval blanc aspire à monter vers la voûte céleste mais le second cheval, expression des parties basses de l’âme, tire l’attelage vers la Terre et ses plaisirs, manquant à tout moment de renverser l’équipage, et rendant difficile, pour nous autres mortels, la conduite de l’attelage vers la contemplation des Idées.

Comment l’âme vient-elle à habiter un mortel ?

L’attelage, on l’a dit, est ailé. Les ailes des âmes se nourrissent des vertus de l’attelage qu’elles conduisent. Celles qui conduisent un attelage harmonieux, amoureux de la vertu, sont en parfaite condition, et voyagent aisément dans la totalité de l’univers. Par contre, un attelage conflictuel, « compagnon de la démesure et de la vantardise », tire son chariot vers la terre, perd ses plumes, et les âmes, déplumées, « sont précipitées dans le vide jusqu’à ce qu’elles puissent se saisir de quelque chose de solide », un corps humain par exemple, et, « une fois qu’elles y ont installé leur résidence, c’est à cet ensemble formé d’une âme et d’un corps (…) qu’on a donné le nom de vivant, c’est lui qui possède l’épithète de mortel »[9]. Cette « chute dans la naissance », écrit Rohde [10] est la punition de l’âme pour avoir désiré les plaisirs de la terre.

Mais comment l’âme parvient-elle à connaître l’Intelligible ?

Le voyage vers l’Absolu

Lorsque les dieux s’adonnent à leur plaisir favori qui est d’aller festoyer dans un banquet, ils montent dans leurs chars ailés, et s’élancent vers la voûte étoilée qui recouvre le monde, un lieu « que nul poète parmi ceux d’ici-bas n’a encore honoré d’un hymne et jamais ne le fera car aucune poésie ne se révèlera capable de rendre la beauté du monde idéal »[11]. Les âmes immortelles les suivent dans une procession céleste. Lorsqu’elles parviennent au contact du toit du monde, elles le traversent et s’avancent au-delà, là où il n’y a plus rien, et, ainsi dressées dans le néant, entraînées par la révolution circulaire de l’univers, elles contemplent « les réalités qui sont extérieures au Ciel … »[12], « qui ont une forme immuable, qui ne naissent ni ne périssent, qui n’admettent en elles-mêmes aucun élément étranger, qui ne se transforment jamais en autre chose, qui ne sont perceptibles ni par la vue ni par un autre sens, qui ne se donnent qu’à l’intellect seul »[13], à savoir les Idées ou Formes Intelligibles.

Karl Reinhardt décrit cette contemplation : « l’âme se nourrit de la contemplation de la vérité et en jouit jusqu’à ce que la révolution accomplisse son cycle. Pendant ce temps elle voit la Justice en soi, la Prudence, la Connaissance, non pas celle qui est entachée de devenir, ou qui change quand elle s’applique à ce qui change (…) mais la connaissance au sein de l’Essence qui déploie son être »[14], immuable.

Et c’est dans la réminiscence de cette contemplation divine que réside la Connaissance vraie, « une remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d’un dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle. »[15]

La Réminiscence (ἀνάμνησις)

Mais une fois retombées dans un « corps fait de terre », les âmes sont contaminées par « les maux et les désirs qui affectent le corps », et elles peuvent oublier cette vision ineffable. Or les hommes doivent s’en ressouvenir s’ils veulent atteindre la Vérité. Cette vérité se trouve à l’intérieur de nous, dans notre âme, et non à l’extérieur, dans des écritures, ces « empreintes étrangères qui viennent du dehors et non du dedans ». « C’est vraiment méconnaître l’oracle d’Ammon que de croire que des paroles écrites ont plus de prix que l’acte, pour celui qui connaît la question dont traite l’écrit, de se ressouvenir de ce qu’il sait. »[16]Ce n’est que par la parole, par la dialectique socratique, par « le questionnement du philosophe qui connaît la nature de l’âme, du Tout dans lequel elle vit, qui sait à quelles âmes il s’adresse et comment les questionner … qu’ils peuvent parvenir, à l’intérieur de soi, à appréhender les vérités enfouies et oubliées» .

Socrate était fils de sage-femme, et il se prévalait d‘exercer lui aussi l’art de sa mère. A ceci près que ses patients étaient des hommes, et que c’était à l’enfantement de leurs âmes, et non de leurs corps, qu’il travaillait. Socrate ne produisait rien lui-même puisque, comme il le répétait souvent, il ne savait rien. Mais c’est merveille, disait-il, de voir tout ce que découvrent les jeunes gens dont il accouchait les âmes grâce à ses questions, car il était clair que « de moi ils n‘ont jamais rien appris, mais que c’est de leur propre fonds qu’ils ont, personnellement, fait nombre de belles découvertes, par eux-mêmes enfantées »[17]. Et puisque « la nature tout entière est d’une même famille, et que tout sans exception a été appris par l’âme » au cours de ses multiples vies, « rien n’empêche que, nous ressouvenant d’une seule chose, … nous retrouvions aussi tout le reste » parce que, « en fin de compte, chercher et apprendre ne sont, en leur entier, qu’une remémoration ».[18] 

On se croirait allongé sur le divan de Freud, à Vienne, car c’est bien à la réminiscence que s’adressent les psychanalystes pour nous délivrer des maux qui hantent nos vies et dont les causes sont souvent à rechercher dans les ténèbres profondes de l’inconscient, notre âme moderne. En effet, « la réminiscence permet à l’homme de remonter à une cause première capable de le reconduire à son origine perdue. L’anamnèse est une anabase[19], une remontée, un mouvement régressif par le logos » écrit le philosophe Jean Bernard Paturet.[20]

 »

Freud, le « Socrate » du XXè siècle

Theuth apporte ainsi à Ammon un remède, un pharmakon (φάρμακον), écrit Derrida, qui permettra d’après lui de remédier à l’oubli. Mais Ammon, c’est à dire Platon, n’aime pas les pharmaka. Ils produisent souvent l’effet inverse de celui qui est attendu, et l’écriture, cette empreinte étrangère qui vient du dehors et non du dedans, « sous prétexte de suppléer la mémoire, (…) rend encore plus oublieux. Comme les tableaux elle est muette, et quelle que soit la question qu’on lui pose, elle a toujours la même réponse. Loin d’accroître le savoir, elle le réduit », car confiants dans les écritures, les hommes cesseront d’exercer leur mémoire comme le prescrit Pythagore, et perdront ainsi l’accès à la « vraie science », soit la connaissance de l’Intelligible.

Parole et Mémoire

Il faut dire ici un mot sur l’importance de la parole dans la Grèce archaïque.

Dans la très longue période qu’on a appelé les siècles obscurs quand, après les grandes destructions de la fin du IIè millénaire par les « peuples de la mer », l’écriture disparut de la Grèce, il y régna « une extraordinaire prééminence de la parole » . Du XIIè au VIIIè siècle la civilisation de la Grèce archaïque et son histoire furent fondées exclusivement sur la parole.

Marcel Detienne distingue deux niveaux de parole : une « parole-dialogue », à finalité disons pratique, et une parole « magico-religieuse », la parole mystique[22]. C’est à celle-ci que se réfère Ammon. C’était la parole des aèdes, par l’intermédiaire desquels s’exprimaient les dieux. Cette parole était nourrie par la mémoire, dont les Grecs avaient fait une divinité, Mnémosyne (Μνημοσύνη), autour de laquelle et de ses neuf filles les Muses, s’était constituée « une vaste mythologie de la réminiscence » . C’était une mémoire sacralisée qui véhiculait, à travers la parole de la déesse chantée par les aèdes, les mythes d’émergence, les dieux, le passé et les légendes qui, comme la guerre de Troie, le retour d’Ulysse, la fondation de Thèbes, et d’autres, fondaient l’existence et l’identité des Grecs, et à laquelle Platon attribue aussi le pouvoir de nous remémorer notre âme. C’est des récits de cette parole que les grands tragiques du Vè siècle s’inspireront.

La parole, donc la mémoire, jetait ainsi « un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil », et l’âme qui se hasarderait à boire sans mesure à l’eau du fleuve Amelès (Αμελές), le fleuve dont aucun récipient ne peut retenir l’eau qui fuit, « oublie tout de ses vies antérieures, car devenue amoureuse du devenir, elle cesse d’évoquer les principes immuables et les oublie » . Mais pour conserver le souvenir de la vision ineffable aperçue de l’autre côté de la voûte céleste, il était essentiel d’exercer sa mémoire, comme l’exigeait l’enseignement de Pythagore. C’est cette mémoire magico-religieuse que Platon craint de voir disparaître avec le recours à l’écriture, qui n’offre qu’un « savoir mort et rigide enfermé dans les livres ».

Nous qui avons relégué notre mémoire dans des « nuages » électroniques et qui avons depuis longtemps perdu notre âme, dissolvons notre humanité dans ces technologies toujours plus sophistiquées, présentées elles aussi comme des pharmaka, et qui, extérieures à nous-mêmes mais toujours plus invasives, au lieu de nous libérer nous asservissent.

C’est à la mémoire de son maître bien aimé Socrate que Platon dédie cet éloge de la parole et « le plus beau des mémoriaux : des dialogues écrits dans lesquels cette parole unique serait désormais enchâssée, en quelque sorte comme la voix vivante, par-delà la mort, de celui qui n’avait jamais écrit »[23]. Comme le Bouddha, comme Jésus.


 

[1] Platon. Phèdre. Œuvres complètes. Vol.II. Bibliothèque de La Pléiade, Editions Gallimard. 274 c,d,e – 275 a

[2] Ibid 274 e – 275 a

[3] K. Reinhardt. Les mythes de Platon. Bibliothèque de philosophie. NRF. Gallimard. p.

[4] E. Rohde. Psyché. Les Belles Lettres. Coll. Encre marine. pp.529-30

[5] Aristote. De l’âme, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, livre I,2,404b

[6] Phèdre op.cit. 245e

[7] Ibid. note 3

[8] Ibid. 246 a,b

[9] Phèdre

[10] E.Rohde. Psyché. Op.cit. p.531.

[11] Phèdre 247c

[12] Ibid. 247

[13] Timée 52 a

[14] K. Reinhardt. Les mythes de Platon.  Bibliothèque de philosophie. NRF. Gallimard. p.98

[15] Phèdre 249 c

[16] Phèdre 275 d

[17]Théétète 150 b,c,d

[18] Ménon 81 c,d

[19] L’anabase est une montée, généralement vers le ciel, la catabase une descente, généralement vers les enfers.

[20] JB Paturet. Platon, Freud et la question de la réminiscence. Dans La psychanalyse à coups de marteau. Cairn. pp.114 – 127

[21] Vernant JP.

[22] M. Detienne. Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque. Le Livre de Poche.

[23] B. Sichère. Aristote au soleil de l’Etre. CNRS éditions.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s