Le mystère du « dit » d’Anaximandre

 

Au VIè siècle av. JC. à Milet en Ionie, brillante et prospère colonie grecque d’Asie Mineure, trois grands Ioniens: Thalès, Anaximandre et Anaximène se détournèrent des dieux de l’Olympe pour interroger la nature du monde en s’affranchissant pour la première fois de toute référence mythologique ou religieuse.

Cette enquête naquit, écrit Aristote dans sa Métaphysique, de l’étonnement des hommes devant les merveilles de l’univers : « Ce fut l’étonnement qui poussa (…) les premiers penseurs aux spéculations philosophiques » et leur fit rechercher « les causes premières ». 

Et c’est à la recherche de la cause première de l’Univers, l’arkhè, (d’où nous tenons le qualificatif d’archaïque) que s’attelèrent les philosophes présocratiques, hors de toute référence religieuse.

Longtemps, cet évènement fut considéré comme une rupture radicale de la pensée: l’abandon du mythe et la naissance de la raison, le passage des cosmogonies, mythes des origines, à la cosmologie, explication scientifique du monde, du mythos au logos.

Mais en 1912, un helléniste anglais, FM Cornford, a démontré qu’il n’en était rien, qu’il y avait une continuité conceptuelle entre la mythologie et la première réflexion cosmologique et que la pensée des présocratiques n’était que la laïcisation des grands mythes religieux des origines, eux mêmes héritiers des religions des grandes civilisations orientales de Mésopotamie et d’Egypte, car aussi ancien que soit un récit, il y en a toujours un qui le précède et dont les différentes versions descendent le long des âges.  Ainsi, bien que rejetant toute intervention divine dans la création du monde, la pensée des présocratiques reste empreinte d’une grande religiosité, car il n’y a pas de ruptures dans la pensée humaine mais une succession d’étapes conditionnées par la géographie, le mode de vie, l’histoire et l’évolution. C’est l’agriculture qui a inventé Déméter et Thalès lui même écrivait que « Tout est plein de dieux ». 

Si pour Thalès de Milet, le premier des présocratiques, la cause première, l’arkhè, était l’eau, pour Anaximène c’était l’air, et pour Héraclite le feu ; l’élève de Thalès Anaximandre, grand astronome et inventeur du cadran solaire, le gnomon, brosse quant’ à lui un tableau ample et mystérieux de la naissance du monde. Il ne reste malheureusement de lui, comme de la plupart  des présocratiques,  que fort peu de textes que l’on désigne du nom de fragments.

 

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Anaximandre de Milet, inventeur du cadran solaire

 

Le fragment le plus connu d’Anaximandre, rapporté par Théophraste, élève d’Aristote, et transmis par le philosophe néo-platonicien Simplicius, fragment obscur objet de nombreuses interprétations, est dénommé le « dit  d’Anaximandre » :

Anaximandre a dit que le principe – c’est à dire l’élément – des êtres est l’infini ; et que ce n’est ni l’eau, ni aucun autre de ceux  qu’on dit être ‘les éléments’, mais une certaine autre nature infinie, de laquelle naissent tous les cieux et les mondes en eux ; mais « ce où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du Temps ».

Anaximandre nomma cette « nature infinie » l’apeiron, qui se traduit suivant les traductions par infini, illimité, inépuisable, ou indéfini. L’apeiron est éternel et n’a pas de commencement ni de fin. Il enveloppe l’univers entier. Il est l’univers. Etant illimité dans l’espace et inépuisable en quantité, « les mondes et les cieux »  qui en sont issus se répètent indéfiniment.

Clémence Ramnoux nous résume la cosmogonie des présocratiques comme suit:

-1) il y a une masse matérielle étendue à l’infini (l’apeiron) qui n’est ni de la matière, ni un mélange, mais un corps qui est une sorte de provision, une « réserve de matérialité ». (« Car il doit y bien avoir une réalité quelconque, soit une, soit multiple, dont tout le reste est engendré, mais demeurant elle même, toujours » écrira Aristote.)

-2) Un mouvement a pour effet de séparer de l’apeiron des éléments contraires ou opposés comme le chaud et le froid, l’humide et le sec. Ces contraires ne sont pas des attributs ou des qualités, mais des puissances qui ont un pouvoir propre. Ils occuperont une place fondamentale dans la physique présocratique.

-3)  Les  contraires sont en conflit permanent et tentent de se dévorer l’un l’autre, chacun empiétant sur le territoire de son opposé.

-4) La guerre qu’ils se livrent a pour effet, par des mécanismes physiques, de donner naissance aux éléments matériels du cosmos, c’est-à-dire au monde sensible.

Le récit qui veut que la Création ait procédé de la division d’éléments qui se séparent d’une substance originelle indifférenciée, image assez obstétricale, se retrouve avec des variantes dans les cosmologies de nombreuses cultures. « On trouve en effet dans toutes les cosmogonies, écrit C. Ramnoux, l’image des entités  enfoncées dans un ventre ou dans une nuit et poussant dehors pour se montrer au monde », comme, dans la cosmogonie d’Hésiode, les images des immenses substances originelles indifférenciées, Chaos et Gaïa, desquelles émergent, par scissiparité, les personnages divins qui se reproduiront pour engendrer la généalogie du monde sous la forme de dieux. Images d’une grande puissance poétique.

Mais ce qui a surtout suscité la curiosité dans le fragment d’Anaximandre est sa dernière phrase : « ce où il y a, pour les êtres, génération, c’est en cela aussi qu’a lieu la destruction, selon ce qui doit être ; car ils se rendent justice et réparation, les uns aux autres, de leur mutuelle injustice, selon l’assignation du Temps ».  Cette phrase suggère que la séparation- division qui crée le monde sensible est une injustice, et qu’à la fin des Temps, la destruction du monde par le retour à la confusion originelle sera la réparation de cette injustice, « selon ce qui doit être ».

Cette portion de phrase a, comme l’écrit Clémence Ramnoux, « déchaîné l’imagination de nos contemporains ».  Cette grande helléniste méconnue rapporte dans un beau texte quelques interprétations de cette antique vision. Nous retenons celles de Nietzsche et de Cornford.

Nietzsche avait pour les présocratiques une grande vénération. Ces penseurs avaient selon lui inventé les « archétypes de la pensée philosophique », et il les voyait comme une « République de grands esprits qui s’interpellent à travers les espaces désolés de l’histoire sans que soit troublé leur sublime dialogue par les nains insouciants et bruyants qui rampent au dessous d’eux ». Il leur attribue la pureté des commencements.

Nietzsche a vu dans le fragment d’Anaximandre « une intuition capitale », une « énigme », un « oracle » d’une « qualité religieuse ». Il se rapporte pour l’interpréter à une citation de Schopenhauer : « La vraie norme pour juger un homme, c’est de dire qu’il est un être qui ne devrait pas exister, mais qui expie son existence par d’innombrables souffrances et par la  mort. » L’interprétation  nietzschéenne   est la suivante : « tout devenir est une manière coupable de s’affranchir de l’être éternel, une iniquité qui doit être expiée par la mort », une trahison, en somme. «  Tout ce qui a jamais connu un devenir doit disparaître à nouveau, qu’il s’agisse en l’occurrence de la vie humaine, de l’eau ou de la chaleur et du froid ».  Il conclut : « Plus on a voulu cerner de près le problème de savoir comment en premier lieu le défini a jamais pu être engendré par l’indéfini en le trahissant, puis comment la temporalité est née de l’éternité, l’iniquité de la justice, et plus la nuit s’est obscurcie ». Ainsi pour Nietzsche, la séparation d’éléments matériels du sein maternel qu’est l’apeiron est un péché qu’il faut expier par la mort. C’est une trahison vis à vis de l’éternité de l’Etre.

Cornford, lui, va au delà. Il voit dans l’univers d’Anaximandre un ordre  juridique et moral. Car à chaque opposé ou contraire, chaud et froid, humide et sec, a été attribué par la Moire, la déesse de la Destinée et de la Répartition du monde, une province dont il lui est interdit de sortir. C’est une croyance antique car déjà dans l’Iliade d’Homère, deux siècles plus tôt, « le monde avait été divisé en trois » : le Ciel pour Zeus, l’eau pour Poseïdon et le royaume sous terrain des Enfers pour Hadès, les trois fils de Cronos. Or on l’a vu, les contraires sont dans une lutte perpétuelle pour conquérir la province de leur opposé. De ces luttes permanentes et de ces mélanges  sont produits les éléments de l’univers sensible, la physis, laquelle au terme de l’évolution de la pensée présocratique prendra la forme des atomes de Démocrite, qu’elle a gardée jusqu’à nos jours.

Mais avec Anaximandre nous n’en sommes pas encore là. A ce stade d’une pensée encore toute imprégnée de religiosité et selon la loi de la Dikè, déesse de la justice, la fabrication des éléments matériels de l’univers par la conquête et la rapine est un crime. « The plundering of one element by another to make an individual thing is injustice, unrighteousness. The penalty is death and dissolution ». Ainsi les éléments contraires, en cherchant à élargir leurs domaines respectifs aux dépends les uns des autres et en créant les composantes du  monde sensible, ont désobéi à la Moire et à la Justice, altéré l’ordre éternel de l’univers, et le châtiment encouru pour ce crime est la destruction de ce monde injustement créé par le retour au sein de l’apeiron indifférencié, les coupables se rendant ainsi  « réparation les uns aux autres, de leur mutuelle injustice ».

Ainsi le retour à l’indifférencié originel restaure l’ordre premier et éternel de l’univers. Cornford voit dans ce fragment la vision antique d’un monde dont l’ordre n’est pas le résultat d’une Création mais lui est au contraire antérieur, et c’est  la destruction de cet univers originel conforme à la Justice qu’entraîne la Création des éléments du monde sensible par la guerre entre les contraires. Selon Cornford, pour Anaximandre,  l’ordre de l’univers « comes into being not last, but first. (C’est moi qui souligne) … Every step from that simple disposition of elemental provinces  towards the multiplicity of particular things, is a breaking of bounds, an advance towards disorder, a declension into the welter of injustice, rapine, and war”.

Dans l’interprétation de Nietzsche, comme dans celle de Schopenhauer, l’individu est coupable d’avoir commis le crime de se séparer du « Fond divin », et est puni par le fait de vivre une condition humaine limitée, « insupportable et punitive ». Il la surmontera par « la dure volonté d’exister dans le combat, sans remords, toutes attaches ombilicales rompues avec le divin arrière fond ». Cornford au contraire voit dans l’« impérialisme expansionniste » des puissances cosmiques l’apparition d’une « conscience individuelle » qui, se détachant de la conscience collective, se rend également coupable et punissable.

Pour Clémence Ramnoux, l’œuvre d’Anaximandre a une portée aussi bien religieuse que scientifique. Elle marquerait une première étape dans la « dédivinisation » d’un Cosmos en proie aux « audaces attentatoires de la pensée », libérant pour la sensibilité religieuse un espace divin extérieur à la « sacralité cosmique » des origines, ouvrant ainsi un champ à la science.

Le cycle éternel des mondes coupables qui disparaissent dans l’indifférencié dont ils se sont échappés mais, comme le soleil qui se couche et se relève, reviennent à être, régénérés, évoque l’ Eternel Retour des choses semblables que  Nietzsche avait pressenti, et, après lui, Mircea Eliade.

Mais c’est une autre histoire.

 

 

Pour en savoir plus

 

Aristote. Métaphysique. A2. 13-15. Bibliothèque des Textes philosophiques. Librairie Philosophique J.Vrin. T.1 Livres A-Z.

Ramnoux Clémence. Sur quelques interprétations modernes de la pensée d’Anaximandre. Revue de Métaphysique et de Morale. 59è année. No 3 (Juillet-Septembre 1954) pp. 233-252

Nietzsche F. La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Folio Essais. Gallimard.

Cornford FM. From Religion to Philosophy. Cosimo Classics. New York. 2009

Ibid. Principium Spientiae. Harper Torchbooks. Harper & Row. New York, 1965

 

2 réflexions sur “Le mystère du « dit » d’Anaximandre

  1. article passionnant ! Dans un registre voisin, plus centré sur l’émergence de la pensée scientifique, le livre juste réédité de Carlo Rovelli (juillet 2020): « La naissance de la pensée scientifique – Anaximandre de Milet », qui s’appuie sur Marcel Conche (1991), Charles Kahn ( 1960), Daniel Graham (2006), Dirk Couprie (2003).

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